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Lui-même issu d’un Mezzogiorno en permanence stigmatisé, Gramsci a proposé une critique matérialiste du racisme qui, loin de déboucher sur l’enfermement dans la logique identitaire, ouvrait la voie à la constitution d’un bloc historique rassemblant le prolétariat du Nord et la paysannerie du Sud.

L’étude de la critique matérialiste du racisme chez Gramsci présente un double intérêt. D’une part, elle fournit les ressources d’une déconstruction, sur des bases matérialistes, du discours raciste. D’autre part, elle contribue à montrer que le discours raciste – en Italie du moins – a été à « usage interne », avant de se voir mobilisé dans le cadre du projet colonial fasciste : le racisme que combat Gramsci est celui qui stigmatise les Italiens du Sud et des îles pour en faire une « race maudite », selon la formule de Napoleone Colajanni. Gramsci appartient à ces populations visées par le racisme et, tout en affirmant n’être d’aucune race, il revendiquera cette « identité sarde » « comme un trait caractéristique existentiel irréductible et absolument particulier » (Angelo d’Orsi, Gramsci, una nuova biografia). La Sardaigne qui le voit naître en 1891 fait partie, avec la Calabre et la Sicile, de cette Italie « barbare » peuplée par les « Méditerranéens » à laquelle s’oppose l’Italie du Nord peuplée par les « Aryens » : telle est la fracture raciale identifiée par Alfredo Niceforo, disciple de Cesare Lombroso, fondateur de l’école italienne d’anthropologie criminelle et théoricien du « criminel né » dont il croit repérer l’un des caractères physiologiques – excroissance de la fossette occipitale – lors de l’étude du crâne d’un brigand calabrais. Du criminel né aux races criminelles, le pas sera vite franchi dans un contexte de vives tensions internes à la jeune Italie, tant sur le plan social qu’économique. L’arriération économique et sociale des terres méridionales et insulaires s’expliquerait racialement : dans Italiani del Nord e Italiani del Sud [Italiens du Nord et Italiens du Sud] (1901), Niceforo écrit que, contrairement aux Italiens du Nord, les Italiens du Sud sont inéducables, rebelles, organiquement dégénérés et inaptes à gagner la lutte moderne pour le progrès. Il est fort probable que le jeune Gramsci, à la santé fragile et bossu en raison d’une tuberculose osseuse ni diagnostiquée ni soignée portait les stigmates qui auraient permis aux criminologues de son temps de l’assigner à la catégorie de deliquente nato – « criminel né » !

« Du criminel né aux races criminelles, le pas sera vite franchi dans un contexte de vives tensions internes à la jeune Italie, tant sur le plan social qu’économique. »

La « racialisation » du problème méridional
Dans ses notes sur la question méridionale et dans le dix-neuvième cahier des Cahiers de prison, Gramsci aborde la « racialisation » du problème méridional. Produit de l’idéologie bourgeoise dont le Parti socialiste italien a été « l’agent de transmission » dans le prolétariat septentrional, la « racialisation », a pour contenu essentiel l’idée que le Midi empêche l’Italie « de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel » parce que les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs. Comment un tel discours a-t-il pu s’imposer non seulement chez les « scientifiques » mais aussi parmi les masses populaires du Nord ? Gramsci est attentif au fait que le discours raciste prospère parce qu’il apporte une « explication ». Il « explique » la forte criminalité des régions méridionales et insulaires, il « explique » le retard économique. Il ne faut pas sous-estimer ce rôle « explicatif » du discours raciste. Lutter en matérialiste contre le racisme, c’est expliquer en matérialiste les inégalités sociales et économiques que le discours raciste prétend expliquer en termes biologiques. En effet, la misère du Mezzogiorno est tout à fait explicable dans le cadre marxiste : l’unité de l’Italie ne s’est pas réalisée « sur une base d’égalité mais comme hégémonie du Nord sur le Mezzogiorno dans un rapport territorial de ville à campagne, c’est-à-dire que le Nord concrètement était une “pieuvre” qui s’enrichissait aux dépens du Sud, et que sa croissance économique et industrielle était en rapport direct avec l’appauvrissement de l’économie et de l’agriculture méridionale ».

Une approche pour déconstruire le discours raciste
La misère du Mezzogiorno est la conséquence de la prédation du Nord. Que se passe-t-il si l’on abandonne l’approche matérialiste et que l’on ne cherche plus l’explication de la misère « dans les conditions objectives » ? Qu’advient-il si l’on ignore le rôle du capitalisme et des causes historiques de l’arriération du Midi ? La voie est ouverte à une explication non plus « historique mais naturaliste, à savoir l’incapacité organique des hommes, leur barbarie, leur infériorité biologique ». Pour Gramsci, le rôle des « scientifiques » dans la constitution de ces opinions racistes ne doit pas être exagéré : si ces opinions « furent consolidées et même théorisées par les sociologues positivistes », elles étaient déjà répandues dans les masses populaires du Nord. Déconstruire le discours raciste dans les classes populaires, c’est d’abord fournir une grille d’explication alternative. Ce n’est qu’ensuite que s’opère une « critique des idéologies » : l’anthropologie criminelle est dans son contenu une conscience fausse, une illusion dans sa double fonction dissimulatrice et justificatrice de la domination du Sud par la bourgeoisie du nord de l’Italie.

« Lutter en matérialiste contre le racisme, c’est expliquer en matérialiste les inégalités sociales et économiques que le discours raciste prétend expliquer en termes biologiques. »

Une dernière remarque à propos des lignes que le philosophe italien a consacré aux discours racistes antiméridionaux : Gramsci parle en matérialiste et non en « racisé ». S’il n’adopte pas cette position, c’est parce qu’il a mesuré, lui, le petit bossu sarde qui a grandi à Ghilarza et vécu misérablement à Turin, la portée politique dévastatrice de la racialisation du problème méridional : la théorie racialisant les relations au sein des classes populaires au détriment d’une analyse en termes de rapports de classe a eu une fonction démobilisatrice. Elle a contribué à empêcher l’alliance du prolétariat du Nord et de la paysannerie du Sud : comment les populations du Nord pouvaient-elles imaginer une lutte d’émancipation commune avec « des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets » ? Et réciproquement, comment ceux qui se savaient « racisés » auraient-ils pu s’allier avec ceux-là mêmes qui les infériorisaient ? Quelques voix dans le Sud cherchèrent à « s’approprier » le discours raciste et à assumer le point de vue des « racisés » contre les « racistes ». Ainsi, dans son pamphlet Pour la race maudite (1899), l’intellectuel sicilien Napoleone Colajanni procéda, selon l’anthropologue Maria Teresa Milicia, à la « réappropriation de l’insulte » dans l’optique de façonner « une situation stratégique destinée à s’opposer à l’offense faite aux méridionaux ». Nul doute que, pour le secrétaire du Parti communiste d’Italie, la constitution d’un bloc historique à même de résoudre les problèmes auxquels étaient confrontées les « populations visées par le racisme » supposait tout au contraire, pour les « races maudites », de sortir du discours raciste, en le déconstruisant et non en se l’appropriant, et de se considérer non plus comme des « races maudites » mais comme des « classes opprimées ».

Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé et docteur en philosophie de l'université de Franche-Comté.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020