Par

Dans un article intitulé « Sur la Question juive » publié en 1844 à un moment où l'Allemagne ne connaît pas encore l'État de droit et où règne un État chrétien, Marx engage une polémique avecle philosophe allemand Bruno Bauer sur des questions relatives à la laïcité.

Selon Bruno Bauer, pour pouvoir être émancipé de façon staatsbürgerlich, c’est-à-dire pour obtenir des droits de citoyen, l’individu de confession juive doit renoncer à sa religion. L’entrée dans la communauté politique des citoyens, dans le commun ou l’universel politique supposerait donc (mieux : exigerait) le sacrifice des particularismes religieux.
Entre être juif, protestant, catholique ou musulman et être citoyen, il faut choisir. Selon Marx donc, Bauer pense que « la suppression politique de la religion équivaut à la suppression pure et simple de la religion ». Ce qui veut dire ceci : la suppression politique de la religion, c’est-à-dire l’instauration d’un État qui ne se reconnaît plus lui-même comme étant lié à une religion déterminée, l’instauration donc d’un État laïque ou profane (c’est ça la suppression politique de la religion) équivaut à la suppression pure et simple de la religion, puisque cet État laïque exige de ses citoyens qu’ils n’appartiennent plus à aucune communauté religieuse, quelle qu’elle soit, et qu’ils ne professent plus aucune forme d’appartenance religieuse.

Entre républicanisme laïque et libéralisme, l’émancipation politique
Marx rejette l’option de Bauer, c’est-à-dire cette option jacobine, républicaine et laïque (les termes «jacobine, républicaine et laïque» ne renvoient pas à l'histoire de ces mouvements; ils servent uniquement ici à désigner de façon schématique les positions de Marx et Bauer pour mieux les distinguer).
Cela veut-il dire que l’option de Marx serait de type libéral ? Le soupçon de Bauer envers la position de type libéral est devenu très courant aujourd’hui, et il consiste en gros en ceci : si, par libéralisme, vous laissez la possibilité aux individus de continuer à mener une vie religieuse, ces communautés particulières auront vite fait de prendre le pas et de l’emporter sur la communauté politique. C’est le soupçon en vertu duquel on assimile libéralisme et communautarisme : le libéralisme est, dit-on, un communautarisme dont le libre développement se fait au détriment de l’État, c’est-à-dire de la communauté politique universelle des citoyens. Marx récuse donc tout autant le jacobinisme ou le républicanisme laïque que le libéralisme. Que reste-t-il cependant comme position possible, s’il ne faut ni vouloir supprimer la religion avec les jacobins, ni vouloir laisser subsister la diversité religieuse avec les libéraux ?
Marx déplace la question en la faisant porter sur la notion même d’émancipation politique car cette dernière est une valeur commune aux républicains jacobins et aux libéraux.
Il entend étendre la critique à cet État vraiment politique, c’est-à-dire libéré de la religion, qu’est l’État laïque et il pose la question suivante : « Le point de vue de l’émancipation politique a-t-il le droit de réclamer du Juif l’abolition du judaïsme, de l’homme en général l’abolition de la religion ? » (Marx, À propos de la question juive, 1971.p.61).
Constatons que seuls le républicain et le jacobin sont concernés par cette question puisque eux seuls réclament en effet des citoyens politiques l’abolition de leur religion. Le libéral n’est pas concerné. Mais, justement, allons voir, propose Marx, du côté des « États libres de l’Amérique du Nord », ce qu’il en est, là où l’État se comporte à l’égard de la religion strictement en tant qu’État seulement politique et donc lui-même complètement libéré de toute religion particulière.

« Marx récuse tout autant le jacobinisme ou le républicanisme laïque que le libéralisme. Il déplace la question en la faisant porter sur la notion même d’émancipation politique, valeur commune aux républicains jacobins et aux libéraux. »

Nous trouvons à la fois une émancipation politique achevée en ce qu’elle pose tous les citoyens comme égaux en droit, quelle que soit leur religion, et, en même temps, comme le dit Marx, « l’Amérique du Nord est par excellence le pays de la religiosité » (p. 65).
Voilà qui donne tort aux républicains, aux jacobins et à Bauer, et voilà qui valide au contraire parfaitement la position libérale. Ce que Marx résume ainsi : « La présence de la religion n’est pas en contradiction avec la perfection de l’État » (p. 65).
La position libérale a le mérite d’exprimer un fait réel : à savoir qu’un État qui reconnaît et institue l’égalité en droit des citoyens indépendamment de leur religion est compatible avec la vie religieuse intense, diverse et organisée de ces mêmes citoyens. C’est ce dont témoignent les États de l’Amérique du Nord, mais ce fait est exprimé et entériné par le libéralisme, il n’est pas expliqué.

L’État médiateur entre l’homme et la liberté de l’homme 
La question devient dès lors celle-ci : pourquoi donc des individus qui ont la liberté politique restent-ils religieux ? Il y a là une tension, pour ne pas dire une contradiction dont l’explication est à chercher, selon Marx, dans ce qui constitue la limite même de l’émancipation politique, c’est-à-dire dans une limite intrinsèque à cette libération politique dont l’État laïc est le produit et le résultat. Cette origine et cette limite sont en réalité insoupçonnables à l’État laïque et elles ne peuvent que lui demeurer obscures en tant précisément qu’il est un État laïque : elles tiennent au fait, selon Marx, qu’il y a encore quelque chose de religieux dans l’État laïque, et que l’émancipation politique, celle qui accouche de la communauté politique des citoyens libres et égaux, est une émancipation qui demeure elle-même encore religieuse. Cet État laïque qui permet à ses citoyens d’être politiquement athées est lui-même encore religieux.

« La sortie de la religiosité réelle ne dépend pas d’une intervention de l’État, mais d’une transformation sociale. »

En effet, selon Marx : « En se libérant politiquement, l’homme se libère en faisant un détour (auf einem Umweg), par un intermédiaire (durch ein Medium) » (p. 69). Or c’est, selon Marx, une caractéristique essentiellement religieuse que d’avoir besoin du détour par un médiateur pour accéder à un état de liberté : d’un point de vue religieux, ce médiateur émancipateur entre l’homme non libre et l’homme libéré, c’est-à-dire entre l’homme pécheur et l’homme sauvé, c’est Dieu lui-même, ou bien c’est tel ou tel de ses représentants, qu’il en soit le simple envoyé ou l’incarnation même. De même, la libération politique, c’est-à-dire le passage de l’état de domination à celui de citoyens égaux et libres, est une libération de forme encore religieuse puisqu’elle se réalise par un intermédiaire, et dans la mesure où elle requiert un médiateur, qui n’est autre, en l’occurrence, que l’État laïque et républicain lui-même. « La religion, écrit Marx, est la reconnaissance de l’homme par un détour, par un médiateur ; l’État est le médiateur entre l’homme et la liberté de l’homme » (p. 69 trad. modifiée).
C’est la liberté politique et l’égalité en droit que l’homme conquiert en faisant le détour par l’État vraiment ou purement politique qu’est l’État républicain, et, par cet intermédiaire, il obtient, entre autres libertés, celle de ne pas être religieux, celle d’être athée en tant que citoyen ; il conquiert donc bien une liberté à l’égard de la religion, mais il l’obtient religieusement puisqu’il ne l’obtient que par l’intermédiaire de l’État et seulement en tant que citoyen. Un citoyen de l’État laïque et républicain peut ainsi très bien se proclamer athée, mais, en réalité, ce qu’il proclame, c’est que « l’État est athée » (p. 69), et que lui-même n’est athée que par l’intermédiaire de cet État. Or être athée par un intermédiaire, c’est l’être religieusement ; être libéré de la religion par un intermédiaire, c’est en être libéré religieusement. Et c’est bien en réalité cela qu’il proclame, à savoir que c’est l’État qui est athée, puisque ce citoyen ne se proclame athée qu’en tant que citoyen, et non pas en tant qu’homme. Il ne se déclare athée et donc libéré de la religion que et uniquement par l’intermédiaire de l’État, et donc pas de manière directe. Celui qui est athée, ce n’est pas lui-même en tant qu’homme, c’est lui seulement en tant que citoyen, donc c’est lui en tant qu’il se rapporte à lui-même par l’intermédiaire de l’État. Il n’est donc athée que par un médiateur, il est athée religieusement.

« Marx fait le pari que les hommes seront tendanciellement de moins en moins religieux, jusqu’à, peut-être, ne l’être plus, dès lors qu’ils se seront réellement réapproprié leur propre être communautaire, en même temps que la force collective de maîtriser et configurer par eux-mêmes leur propre forme sociale de vie. »

On commence à pouvoir mieux situer la position de Marx. Au libéralisme il reconnaît le mérite de la cohérence, même s’il conduit à une situation instable : le libéralisme assume qu’il ne libère les hommes que politiquement et donc seulement en tant que citoyens, de sorte que, quand le libéralisme les libère de la religion, c’est aussi uniquement politiquement, si bien qu’il les laisse être religieux en tant qu’hommes et préserve ainsi leur liberté de conscience. Le républicanisme (ou le jacobinisme) ne fait pas mieux que le libéralisme : il ne libère les hommes que politiquement en en faisant des citoyens, mais il voudrait et prétend faire plus et mieux, il prétend faire quelque chose dont il n’a pas les moyens – il prétend libérer les hommes de la religion aussi en tant qu’hommes et pas seulement en tant que citoyens ; il prétend en faire des athées dans leur vie ou leur existence d’hommes, et pas uniquement dans leur existence de citoyens.
La position de Marx sur ce point est claire : il pense sur le fond que le républicanisme n’a pas tort de se fixer cet objectif de rendre les hommes athées aussi en tant qu’hommes, mais il estime que c’est un objectif qu’aucun État en tant qu’État ne peut atteindre. Marx pense que rendre les hommes athées en tant qu’hommes (et non pas seulement en tant que citoyens) ne relève pas de l’État : sur ce point, il est incontestablement libéral – sauf qu’il ne justifie pas cette position en disant que l’État ne le doit pas, mais en affirmant qu’il ne le peut pas en tant qu’État.
De l’ensemble de ces considérations résulte aussi ce qui pourrait, aux yeux de Marx, constituer une solution. Il est clair qu’on ne peut sortir d’une religiosité réelle se justifiant d’un athéisme politique qu’en explorant la voie d’une extension de l’athéisme politique à la vie réelle. Mais on a vu que ce n’est en aucun cas l’État qui peut rendre les individus réellement et non pas seulement politiquement athées : c’est là ce que Marx conserve du libéralisme. L’athéisme ne peut donc devenir réel que là précisément où la religiosité est réelle, c’est-à-dire dans la vie sociale des individus, et il ne peut y devenir réel que par des moyens eux-mêmes sociaux, et non pas politiques.

Sortie de la religiosité et transformation sociale
La sortie de la religiosité réelle ne dépend donc pas d’une intervention de l’État, mais d’une transformation sociale. Il s’agit que les hommes se réapproprient leurs forces propres au lieu de les déplacer et en réalité de s’en priver sous une forme seulement politique. C’est cette réappropriation de leurs forces propres, jusqu’ici réalisées et affirmées seulement politiquement, qui les transforme en « puissance sociale », selon l’expression que Marx emploiera plus tard dans L’Idéologie allemande, c’est-à-dire en une puissance que les hommes associés exercent sur leur propre vie sociale.
Marx fait donc le pari que les hommes seront tendanciellement de moins en moins religieux, jusqu’à, peut-être, ne l’être plus, dès lors qu’ils se seront réellement réapproprié leur propre être communautaire, en même temps que la force collective de maîtriser et configurer par eux-mêmes leur propre forme sociale de vie. Nous pourrions dire que Marx a perdu son pari si, depuis, nous avions progressé sur la voie d’une société autonome dont les acteurs auraient une maîtrise collective et où ils réaliseraient socialement leurs « forces propres ». C’est, comme on sait, très loin d’être le cas et le fait que la religion et la religiosité fassent un retour tonitruant dans nos sociétés, précisément au moment où celles-ci sont plus dérégulées que jamais, et donc de moins en moins maîtrisées par leurs propres acteurs, est plutôt, à mes yeux, une confirmation de la validité du diagnostic marxien. l

Franck Fischbach est philosophe. Il est professeur à l'université de Strasbourg.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018