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L’instabilité politique qui a frappé les différents gouvernements conservateurs depuis le Brexit est révélatrice des difficultés du capitalisme financier à restabiliser ses mécanismes de domination.

La crise majeure que traverse le gouvernement de Liz Truss en Grande-Bretagne mérite une analyse. Ce qui se passe au sein des classes dirigeantes britanniques est en effet très important pour comprendre les divisions à l’œuvre entre les différentes fractions du capital à l’échelle internationale. Bien évidemment, cela ne revient pas à nier les particularités de la crise d’État en Grande-Bretagne, de ses médiations politiques. La crise est sociale : 20 % des Britanniques sont des travailleurs pauvres. Elle frappe en outre le projet national : la question irlandaise connaît une actualité nouvelle, qui ouvre la perspective de changements constitutionnels importants pouvant mener, à terme, à un référendum de réunification. La question écossaise, qui est assez différente, peut également connaître de nouveaux développements au cours des prochaines années.
Ces crises se combinent avec une crise structurelle de régime qui reflète le fait que les différentes fractions du capital, jusqu’au sein même du capital financier, n’ont plus de projet commun pour restabiliser leurs mécanismes de domination.

Le Brexit
Il convient de revenir sur un moment clé : le Brexit. Les dynamiques ultra-libérales et autoritaires à l’œuvre dans la partie de la bourgeoisie qui en a été le fer de la lance chez les conservateurs révèlent la tentation d’instaurer un nouveau régime d’accumulation du capital. Une partie de la finance, structurée autour des fonds d’investissement et des hedge funds (fonds spéculatifs), et non plus réellement autour des banques et des assurances, et pour qui absolument tout est source de profit, jusqu’à l’environnement et au corps humain, voyait l’Union européenne, produit de la phase néolibérale de la mondialisation capitaliste, non plus comme un allié mais comme un obstacle à la mise en place du nouveau régime d’accumulation auquel elle travaille. Elle a recherché des alliances du côté de l’extrême droite et d’un projet nationaliste de « Britishness ». Cela explique qu’aujourd’hui les forces sociales d’extrême droite n’ont à l’heure actuelle plus besoin d’un outil politique spécifique, tel que le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), mais sont intégrées dans les franges les plus radicales du parti conservateur. L’European Research Group, par exemple, est l’expression de cette nouvelle synthèse droitière. Il compte au sein du cabinet Truss neuf portefeuilles, dont la vice-Première ministre (Therese Coffey), la ministre de l’Intérieur (Suella Braverman), le ministre des Affaires étrangères (James Cleverly) et le Lord Chancelier, c’est-à-dire le ministre de la Justice (Brandon Lewis). Par ailleurs, la fragmentation de la mondialisation capitaliste n’est absolument pas pour elles un problème, mais une opportunité qu’elles saisissent, de même que les tensions militaires croissantes. Un phénomène semblable se déroule au sein du parti républicain étatsunien, ce qui explique pourquoi le trumpisme n’est pas un accident, mais le révélateur d’une évolution majeure dans une fraction de la bourgeoisie américaine.

L’instabilité politique
Cela ne se fait pas sans ouvrir de nouvelles crises. L’instabilité politique qui a frappé les différents gouvernements conservateurs depuis le Brexit, que ce soient les crises successives des gouvernements de Theresa May, ou encore les multiples remaniements depuis la victoire conservatrice aux élections de décembre 2019, sous Boris Johnson et désormais sous Liz Truss, reflète ces fractionnements au sein de la bourgeoisie britannique. L’ambiance y est désormais crépusculaire. La dernière crise en date est la démission du chancelier de l’Échiquier, deuxième personnage du gouvernement britannique, Kwasi Kwarteng. La Grande-Bretagne en a ainsi compté quatre différents depuis juillet 2022. C’est inédit depuis Pitt le Jeune et la crise politique qui a accompagné la défaite de la Grande-Bretagne face à la révolution américaine, qui avait conduit à terme à une véritable refondation de l’État britannique au cours des décennies suivantes. Les modalités de cette chute sont également révélatrices : le « mini-budget » de Truss prévoyait des coupes sombres dans le budget de l’Etat par des réductions d’impôts massives pour les entreprises, comprenant la suppression du taux marginal d’imposition de 45 %, mais aussi une diminution drastique du financement de la sécurité sociale, déjà exsangue. C’est alors la fraction néolibérale de la bourgeoisie, proche de la Banque d’Angleterre, qui a donné la charge, portée par The Economist, opposé depuis le début au Brexit et aux différents gouvernements conservateurs.

Une crise majeure
La crise est donc majeure. Elle secoue l’ensemble du bloc bourgeois britannique dont la place dans le capitalisme mondial, si elle a beaucoup décliné, n’en reste pas moins importante. Tout ce qui fait point d’accord entre les différentes fractions du capital est donc d’autant plus important. Ici, il s’agit de la guerre. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le gouvernement britannique est, avec la Pologne, le principal pilier du soutien militaire du gouvernement ukrainien en Europe. Boris Johnson fut le premier chef d’État du G7 à se rendre à Kiev le 9 avril. Sa visite a marqué un changement de la position de Zelenski, la fin de pourparlers à Istanbul et la première mention de la « victoire » militaire ukrainienne comme condition pour des pourparlers de paix. Le gouvernement britannique est le premier fournisseur d’aide militaire en Europe, totalisant 2,3 milliards de livres sterling (chiffres de septembre 2022). Encouragé par Washington, le gouvernement britannique utilise la question de la guerre pour rétablir son influence en Europe et peser sur les orientations de l’UE en la matière, avec l’appui des gouvernements polonais et baltes. Londres redevient donc un acteur majeur de l’évolution des rapports de force au sein de l’UE à l’œuvre depuis le mois de février. C’est dans ce contexte qu’il faut placer les tensions renforcées avec la France, y compris sur les questions de la pêche, mais aussi sur les questions militaires. L’annonce, le 14 octobre, de la constitution d’un « bouclier antimissile européen » autour de l’Allemagne, avec la participation de la Grande-Bretagne et structurellement lié à l’OTAN, sans la France, en est le dernier épisode en date. Autrement dit, l’évolution du gouvernement britannique manifeste le fait qu’une fraction du capital est prête à assumer que la guerre soit un débouché de la crise.

Mobilisations sociales et alternative politique
Dans ce contexte, il convient de souligner que le mouvement populaire et ouvrier ne demeure pas inerte, face à l’inflation qui atteint 10 % et à la flambée des tarifs de l’énergie. Les mobilisations sociales de l’été sont inédites depuis trente ans. Les dockers du plus grand port de fret britannique, Felixstowe, dans le Suffolk, ont fait grève pour la première fois depuis trois décennies. Le mouvement est puissant également chez les cheminots, et même chez les avocats. Le congrès annuel des syndicats (Trades Union Congress, TUC) a été reporté du 18 au 20 octobre. Cela sera un moment très important pour les prochaines étapes de la mobilisation sociale qui repose d’une manière nouvelle la question du débouché politique. La situation de la gauche britannique est en effet très contradictoire. Keir Starmer et la direction actuelle du parti travailliste ont tourné le dos au manifeste de 2019 de Jeremy Corbyn. Le discrédit profond des conservateurs place les travaillistes trente points devant le parti conservateur dans les sondages. Mais la question est : sur quelle orientation politique ?
La question politique que pose le mouvement social en Grande-Bretagne n’est pas de mener une politique d’aménagement, mais de rompre avec une orientation libérale générale incapable d’assurer un niveau de vie décent à une grande partie de la population britannique, incapable de lutter contre la pauvreté, contre l’inflation et d’augmenter les salaires. Autrement dit, cela revient à poser la question d’une alternative politique et de ses outils, de ses médiations politiques, afin de constituer une majorité sociale et politique autour du salariat. La manière dont la gauche britannique pourra répondre à cette question dans les prochaines semaines et les prochains mois sera déterminante pour l’avenir du pays et du peuple britannique, mais aussi pour l’ensemble de l’Europe.

Texte écrit le 16 octobre 2022.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022