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Différents courants – plus variés qu’on ne le croit – forment ce qu’on appelle à tort ou à raison la « collapsologie ». À l’inquiétude justifiée se mêle souvent doxa scientifique et ésotérisme, récit prophétique et récupération politique. Cela devra être mis en regard avec les véritables acquis scientifiques établis avec autant de sérieux que de prudence, notamment par le GIEC ou l’IPBES.

«Est aujourd’hui utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. » C’est ce que l’on peut lire au détour d’une page de l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer ? Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens publié en 2015, ayant connu un certain succès en librairie dépassant les 50 000 exemplaires vendus fin 2018.

Qu’entend-on par collapsologie ?
Du latin collapsus qui signifie « chute » ou « effondrement de ce qui est tombé d’un seul bloc », la collapsologie a été baptisée ainsi avec une certaine autodérision par les chercheurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur livre précité.
Les auteurs expliquent qu’un effondrement nous guette, un effondrement non pas à l’échelle d’une région ou d’un pays, mais de l’ensemble de la société industrielle mondialisée. Baisse dramatique de la biodiversité, pollution de l’air, de l’eau et raréfaction des ressources, hausse des températures, les deux auteurs décrivent un « système Terre » au bord de la rupture. Ils y ajoutent une donnée alarmante : les fondements de notre civilisation industrielle que sont l’industrie agroalimentaire, la finance, les moyens de communication globalisés, le transport, les infrastructures énergétiques ou encore le réseau bancaire international reposent sur un système terre qui serait trop fragile et complexe pour parvenir à s’adapter durablement à sa dégradation fulgurante. Ces piliers seraient trop dépendants les uns des autres pour parvenir à fonctionner si l’un d’eux venait à tomber en panne ou être suspendu trop longtemps (crise financière, politique, alimentaire, etc.). Cette analyse qui convoque plusieurs champs d’études a été baptisée « collapsologie ».
La notion valise de la collapsologie popularisée par ses auteurs et relayée quelques années plus tard dans la presse est en quelque sorte la matérialisation d’un discours alarmiste qui repose sur une kyrielle de constats : économique, climatique, agronomique, biologique, démographique, énergétique ou encore social. De la même manière, les auteurs proposent le terme de « collapsologues », qui désigne ces scientifiques profanes de l’effondrement, qui se découvrent une passion pour ce sujet dont personne ne parle et qui donne un sens à leur vie. 

« La collapsologie n’a pas pour prétention de se constituer comme une science mais elle est utilisée par de nombreux chercheurs comme énoncé propre à générer une réflexion. »

La notion d’effondrement, de collapse, diffusée notamment par Yves Cochet, ancien ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement sous le gouvernement Jospin mais aussi ancien député et eurodéputé, propose une définition relativement concise de la notion d’effondrement. Selon sa définition, dorénavant employé par la majeure partie des « collapsologues », « l’effondrement de la société mondialisée contemporaine est le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». L’expression d’ « effondrement de la civilisation industrielle » possède une consonance bien plus grave dans le monde francophone que dans le monde anglophone car elle semble sous-entendre de multiples constats que réfutent Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Trois raisonnements sont particulièrement démentis avec vigueur par les « collapsologues ».
• une fin possible des grandes institutions garantes de la loi et de l’ordre social, ce qui, pour un être moderne (et libéral), impliquerait nécessairement un « retour à la barbarie » ;
• l’effondrement serait suivi par un « grand vide » que l’on peinerait à imaginer, empêtrés que nous sommes dans l’image religieuse de l’apocalypse ;
• l’effondrement serait un moment relativement court, un événement brutal, un couperet qui tomberait sur l’ensemble de la société et que l’on pourrait facilement dater a posteriori.
Ces néologismes ont tous pour filiation le concept de l’effondrement de la société industrielle, c’est-à-dire le constat inéluctable que celui-ci « aurait déjà commencé », l’enchaînement d’une suite causale de catastrophes systémiques entraînant l’arrêt généralisé du fonctionnement de nos infrastructures. L’effondrement ne serait pas une simple crise passagère, mais entérinerait la fin de la société contemporaine telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec un avant et un après.

Forces et faiblesses de la collapsologie
Le terme de collapsologie et les préceptes qu’il suppose ne sont cependant pas nouveaux. Ainsi, dès le XIXe siècle, on peut trouver de premières occurrences de l’effondrement chez le naturaliste Jean Baptiste Lamarck. Plus tard l’anthropologue Joseph Tainter emploie également ce registre, et de manière plus contemporaine chez le géographe Jared Diamond comme le montre Jean-Baptiste Fressoz (voir p. 26).
La notion de collapsologie créée en France en 2015 a participé à revitaliser le discours de l’effondrement. Ce terme a rapidement été mobilisé par les médias et un public non scientifique. Tombé en relative désuétude après une saturation médiatique autour de 2018-2019, il réapparaît parfois lors de nouveaux événements climatiques, relayés par les médias (feux de forêt, chocs de température, migrations climatiques), ainsi qu’au gré de l’actualité environnementale diffusée aux décideurs et au grand public (rapport du GIEC/IPCC, COP 21 et 26, IPBES, Convention citoyenne pour le climat).

« Déconstruire le discours de la collapsologie, c’est permettre de ne pas sombrer dans la sidération et dans la vision d’un processus inéluctable sur lesquelles on ne pourrait pas agir de façon effective. »

La force du récit canonique du déclin véhiculé par la collapsologie a emporté dans son sillage toute la diversité des thèses de l’effondrement. La forte médiatisation des thèses de l’effondrement en France, sous le label de la collapsologie, a participé à ne concevoir ces dernières qu’à l’aune de l’héritage de ces formes préconçues. Le pouvoir évocateur de la notion de collapsologie, souvent adossé à défaut à celui d’apocalypse, a chassé toute nuance de son approche.
La collapsologie a propagé la connaissance de l’effondrement et, ce faisant, elle ne s’est pas limitée aux seuls milieux scientifiques et militants de la décroissance. Le succès de la collapsologie et de ses promoteurs réside dans leur récit. C’est à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse.

Typologie des collapsologues
La circulation des thèses collapsologiques est variable selon les espaces de diffusion et engendre également une diversité d’appropriation. Peu nombreux sont ceux qui se revendiquent explicitement comme collapsologues mais nombreux sont ceux qui empruntent certaines références à la notion.
Il est difficile de situer politiquement la collapsologie dans la polarité traditionnelle du jeu politique. Certains l’accusent de travestir les thèses initiales de l’écologie politique par des raisonnements anthropocentristes et ethnocentristes. Ses thèses d’accointance néomalthusiennes sont accusées d’être rattachées à des groupes survivalistes d’extrême droite qui craignent « le grand remplacement » des réfugiés climatiques. Parallèlement, d’autres qualifient la collapsologie de « religion scientiste, lénifiante et démobilisatrice » en désaccord fondamental avec une approche révolutionnaire d’extrême gauche.
La diversité des structures (universités, associations, partis politiques) dans lesquelles les « collapsologues » sont incorporés et les fins qu’elles présupposent participent à orienter et instrumentaliser les discours de la collapsologie.
Si l’on s’attache à suivre la logique des structures, on peut observer que ces promoteurs du collapse se polarisent en trois grands sous-espaces. Respectivement : les « collapsologues de réseaux », les « collapsologues universitaires » et les « collapsologues politiques ».

• Les collapsologues de réseaux
Marqué d’une certaine autonomie ambivalente vis-à-vis des domaines de la collapsologie, l’espace des collapsologues en réseau existe uniquement à travers ses membres et constitue le champ le plus accessible aux profanes. Ils se forment en groupes sur les réseaux et/ou se rencontrent pour échanger des thèses sur la collapsologie, l’effondrement et autre notion liée. Des éléments « moteurs » participent non seulement à mener une veille des médias afin de partager d’éventuels articles ou études ayant trait à la collapsologie, mais vont parfois jusqu’à mener leurs propres expertises. L’activité qui se déploie sur ces forums « effondristes » partage la même dynamique que les autres espaces d’échanges numériques. Ce travail permet aux nouveaux membres du forum de s’autonomiser partiellement des « experts », bien qu’une indépendance formelle vis-à-vis de ces vulgarisateurs et l’acquisition d’une autonomie intégrale dépendent bien plus d’une posture à l’objet qu’à l’accumulation primaire de connaissances sur un sujet donné. Cette mise en commun sur les forums permet aux « collapsonautes » de ne plus affronter seuls la masse d’informations contradictoires produites chaque jour sur le basculement global, mais aussi de ne pas se laisser submerger par des émotions causées par la révélation de l’effondrement. Comme l’indique, le sociologue, Cyprien Tasset, cette mise en commun et cette diffusion des informations participent d’un cadrage qui « [...] permet d’en rejoindre une compréhension commune, autour d’un corpus établi et de zones d’incertitudes mieux circonscrites ».

« Selon la majeure partie des “collapsologues”, l’effondrement de la société mondialisée contemporaine est le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. »

Il s’agit ici de « cadres non techniques » majoritairement masculins, c’est-à-dire des individus occupant des postes à responsabilités, dont les tâches ne sont relativement que peu encadrées par un supérieur hiérarchique direct, comme des professions libérales ou de la fonction publique, des professeurs, infirmiers, artistes, ou encore des programmeurs et des graphistes. Certains membres présentent une certaine expérience du militantisme et ont été ou sont toujours membres de partis ou d’associations écologistes. Ces espaces de discussion attirent beaucoup de jeunes diplômés, principalement issus d’écoles d’ingénieurs ainsi que des profils bac+5 en « crise de sens » et/ou en réorientation professionnelle.

• Les collapsologues universitaires
L’espace des « collapsologues universitaires » est autonome et préexistant à la collapsologie. Contrairement aux espaces de réseaux qui ont pris l’objet, la collapsologie, comme lieu de rencontre, de convergence et d’échange, l’espace universitaire préexiste à la collapsologie et fonctionne de manière autonome. La collapsologie n’a pas pour prétention de se constituer comme une science mais elle est utilisée par de nombreux chercheurs comme énoncé propre à générer une réflexion. Cette espace est le cœur théorique et scientifique de la collapsologie qui peine cependant à se constituer comme discipline universitaire. Pris entre la volonté d’« expertiser » leurs sujets, mais aussi de les promouvoir, les « collapsologues universitaires » sont des chercheurs qui participent aussi en tant qu’acteurs à construire et à modifier le terrain qu’ils étudient, qui tentent, dans ces espaces agonistiques saturés, de créer des interstices et des alternatives propices à la diffusion des thèses de l’effondrement. Ces alternatives, marquées de l’interdisciplinarité dont sont empreintes les thèses de l’effondrement, se constituent à la périphérie du champ universitaire. Les « collapsologues universitaires » se retrouvent dans des milieux « de niche » alors circonscrits dans un entre-soi.

• Les collapsologues politiques
Le dernier espace, celui des « collapsologues politiques », apparaît comme particulièrement hétérogène, regroupant une grande diversité de formes politiques. La collapsologie n’a pas profondément affecté l’état général des mobilisations politiques, mais semble plutôt les avoir « colorées » de manière disparate.

« Il est difficile de situer politiquement la collapsologie dans la polarité traditionnelle du jeu politique. »

Bien que les préoccupations d’effondrement aient été historiquement présentes dans la première forme d’institutionnalisation politique à travers la revendication à la décroissance, les « nouveaux mouvements sociaux » (MNS) se distinguent par une rupture avec les mouvements traditionnels, symbolisés par le syndicalisme, et les mouvements ouvriers comme le Parti communiste français. Les institutions des MNS ont cette particularité, en comparaison des mouvements traditionnels, d’être plus « flexibles ». Leurs structures sont décentralisées et autonomes, et consistent davantage à porter des projets et des revendications bien précises, elles se singularisent par leur originalité d’action. Les thèses de l’effondrement n’y sont pas traitées comme l’actualité d’une entreprise politique aux objectifs plus diffus mais comme leur cœur de cible. Ces organisations flexibles n’hésitent d’ailleurs pas à modifier leurs structures et leurs modes d’action pour s’adapter aux enjeux que présuppose le constat d’effondrement. Ces mouvements sont beaucoup plus investis par les promoteurs de la collapsologie. Leurs moyens d’action et les conditions d’énonciation que permettent et promeuvent leurs structures sont en cohérence avec la temporalité et les enjeux que présupposent les thèses de l’effondrement. Cet espace est sujet à une certaine inflation, véhiculant une rupture brutale des temporalités traditionnelles. Il est une injonction allusive à l’action directe. L’émergence de ces nouvelles structures draine une part non négligeable de personnes réceptives au discours de l’effondrement et de la collapsologie, n’ayant eu auparavant aucune carrière militante. Cette espace est le « bras armé » de la collapsologie et matérialise les alternatives du discours collapsologique. Les promoteurs de l’effondrement, les « collapsologues », rejouent ce discours de catastrophisme, certes éculé mais qui, ce faisant, déplace la temporalité. L’idée d’un effondrement inéluctable déjà en cours rompt totalement avec un imaginaire du temps marqué par le présentéisme. Annoncer publiquement dans les médias qu’un effondrement est à venir, c’est ébranler la valorisation de l’instant et l’attachement à la linéarité qui nourrit l’imaginaire du progrès et de la croissance. La temporalité et les enjeux que présuppose la collapsologie participent également, partiellement, à la reconfiguration des espaces de diffusion, des sphères académiques aux filières spécialisées dans l’approche interdisciplinaire de l’environnement mais aussi dans les sphères politiques. Nombre d’organisations renforcent leurs effectifs et leurs moyens d’action, gagnant en visibilité. Enfin, dans la sphère privée, l’idée de l’effondrement germe doucement. Relative opportunité de déverrouillage et de création des possibles, elle incite le commun à réfléchir aux fonctionnements de la société, à les rapprocher avec le vivant, et d’en questionner sa propre place.
La civilisation est un mouvement et non une condition, le climat se réchauffe, les mers s’acidifient, les espèces disparaissent, les corps s’altèrent. Déconstruire le discours de la collapsologie, c’est permettre de ne pas sombrer dans la sidération et dans la vision d’un processus inéluctable sur lesquelles on ne pourrait pas agir de façon effective. L’utopie a changé de camp : semble aujourd’hui bien utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant.

Thibaud Affagard est diplomé en sciences sociales de l’université de Strasbourg.

Cause commune • novembre/décembre 2021