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En 1845, Friedrich Engels faisait paraître La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, dans lequel il opère une plongée sociologique saisissante à l’intérieur d’un monde du travail transformé par la révolution industrielle. Presque deux cents ans plus tard, qu’est-ce que la statistique publique française nous apprend des descendants de ces travailleuses et travailleurs à qui Engels dédie son livre ?

par Fanny Chartier et Alec Desbordes

Il manque aujourd’hui, à notre grand regret, une définition consensuelle du prolétariat, et un terme pour s’y référer. Nous faisons ici le pari que nos lecteurs s’approprieront l’idée, controversée, que le prolétariat fait référence à l’ensemble de celles et ceux qui vivent de leur travail sans être propriétaires de leurs outils de production ou de services. Les auteurs de cet article ont déjà pris le parti de nommer cet ensemble la « classe travailleuse » – terme et définition qui seront débattus dans le prochain numéro.

Comme dans de nombreux pays développés, la classe travailleuse française a connu des évolutions importantes au cours des cinquante dernières années, c’est-à-dire depuis le début de la crise des années 1960-1970 et la désindustrialisation qui s’ensuivit. Nous avons voulu donner à voir quelques propriétés de la classe travailleuse, de sa composition par fraction, et de sa distribution par industrie. Un début d’analyse qui doit permettre de prioriser en conscience l’action politique en entreprise. Toutes les données, sauf indiquées, sont extraites de l’enquête emploi en continu de l’INSEE de 2023.

La fraction ouvrière par-delà l’industrie

D’après l’INSEE, la fraction ouvrière de la classe travailleuse est composée de celles et ceux « qui exercent des fonctions d’exécution dans le cadre d’une division poussée du travail dans les secteurs industriels, de service à l’industrie ou de tâches manuelles dans les secteurs artisanaux ou agricoles ». Comme il est bien admis, la proportion des ouvriers et ouvrières a significativement diminué depuis les années 1970. Alors que cette fraction représentait 30 % de l’emploi total en 1982, elle n’en représente plus que 19 % en 2021.

« Souvent exclus des classes populaires, les professions intermédiaires et les cadres ne constituent pas moins des fractions, même privilégiées, de la classe travailleuse. »

Les ouvriers et les ouvrières restent cependant un élément clé du développement d’une politique de classe. D’abord, parce qu’ils sont largement surexploités, et ont donc le plus d’intérêt à une rupture fondamentale avec l’ordre des choses. De plus, certains ouvriers ont une place particulièrement stratégique dans les luttes industrielles avec une capacité de blocage et de « nuisance » importante dans le cadre de la lutte des classes.

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L’amalgame qui est couramment fait entre fraction ouvrière et industrie doit néanmoins être nuancé. Même si c’est bien dans ce secteur que l’on retrouve la plus grande concentration de métiers ouvriers, ceux-ci ne représentent que 42,1 % de l’emploi dans l’industrie (juste derrière la construction à 43,5 %). Les ouvriers sont donc moins nombreux que les cadres et les professions intermédiaires qui ensemble représentent 46,7 % de l’emploi industriel. Il y a cependant de grandes disparités au sein de l’industrie où certains secteurs sont plus fournis que d’autres. Au palmarès on retrouve l’agroalimentaire qui concentre le plus gros des forces avec plus de 300 000 ouvriers et ouvrières, suivi par la métallurgie à 240 000, le caoutchouc-plastique pour 170 000, les matériels de transport à 140 000, et l’eau et les déchets pour 110 000. Le revers de cette médaille est qu’une grande part de la fraction ouvrière est dispersée à travers les autres secteurs. Il y a par exemple 700 000 ouvriers et ouvrières dans le sous-secteur du tertiaire « transport et entreposage » et 630 000 dans le commerce, soit autant cumulé que dans toute l’industrie. En tout, plus de la moitié des 5,3 millions d’ouvriers sont employés dans le secteur tertiaire.

« La fraction ouvrière n’est pas seulement éclatée sectoriellement et géographiquement, elle est aussi dorénavant la moins syndiquée. »

La fraction ouvrière est aussi répartie géographiquement selon certains critères. La Bourgogne-Franche-Comté, le Grand Est, les Hauts-de-France, la Normandie, et les Pays de la Loire constituent le gros de ces bretelles ouvrières. Sur l’ensemble de ces régions, plus d’un emploi sur 4 est ouvrier. Alors que les taux peuvent descendre en dessous de 15 %, voire en dessous de 10 % en région francilienne.

Notons que la fraction ouvrière n’est pas seulement éclatée sectoriellement et géographiquement, elle est aussi dorénavant la moins syndiquée. D’après une enquête de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) pour l’année 2019, elle se retrouve en dernière position à 9 % de taux de syndicalisation, derrière les employés à 9,7 %, les cadres à 11,2 % et les professions intermédiaires à 11,6 %. C’est en connaissance de cause que le travail de politisation et d’organisation de la fraction ouvrière doit être mené.

Le tertiaire structuré par les employés

La fraction employée rassemble des professions aux fonctions très variées (administratives, commerciales, de services, de sécurité, etc.) qui n’ont pas de responsabilité d’encadrement et elle représente en 2021 encore 26 % des emplois. C’est autant qu’en 1982 après une légère augmentation des années 1990-2000 qui s’est depuis résorbée. Dans le secteur privé, cette catégorie de travailleurs est aussi la moins investie au sein des organisations syndicales. En 2019, son taux de syndicalisation s’élevait à 6,5 %, plus d’un point derrière la moyenne des salariés du privé.

Les employés sont très concentrés dans le tertiaire, d’une part dans les administrations publiques et d’autre part dans les services, le commerce et les activités immobilières. Au sein de cet ensemble, ils constituent le plus gros groupe et représentent en cumulé plus de 5,8 millions de travailleuses et de travailleurs. Notons qu’il n’y a presque pas d’employés dans les secteurs industriels et dans la construction, ce qui en fait la seule fraction exclue de ces activités.

« Une analyse et une lecture globale de la classe travailleuse doivent permettre une visée politique de rassemblement et d’union la plus large de cette classe et répondre à la question du ciblage politique de certains secteurs d’activité. »

De nombreux observateurs additionnent la fraction ouvrière et la fraction employée, qui représentent ainsi 45 % de l’emploi en 2021, pour constituer ce que d’aucuns appellent les « classes populaires ». Cette approche se heurte à une double impasse stratégique et d’analyse. D’une part, elle établit comme un précepte la pluralité des classes dominées à l’opposé du prolétariat comme classe en tant que telle. D’autre part, elle brouille l’analyse économique en se basant sur une analyse de la nature du travail, et non de la relation au travail. Quid, du reste de la classe ?

La transversalité des intermédiaires et de l’encadrement

Souvent exclus des classes populaires, les professions intermédiaires et les cadres ne constituent pas moins des fractions, même privilégiées, de la classe travailleuse. Elles méritent elles aussi une analyse de position et de dynamique, d’autant plus que ce sont les fractions globalement les plus organisées avec respectivement 11,6 % et 11,2 % de taux de syndicalisation.

Les professions intermédiaires sont distribuées de manière assez homogène à travers les secteurs, avec une concentration dans l’administration publique, l’enseignement et la santé où ils représentent plus d’un tiers des emplois pour 3,1 millions de travailleurs et de travailleuses.

Les cadres, même s’ils sont ultra concentrés au sein de secteurs du tertiaire comme l’informatique, l’audiovisuel ou les télécommunications, sont eux aussi très présents dans l’industrie. Ils représentent plus de 40 % des emplois dans la fabrication électronique ou dans l’industrie pharmaceutique. Le lien entre cadres et industrie a son importance comme nous avons pu le voir avec les luttes liées aux destructions récurrentes d’emplois de recherche et développement (R&D) chez Sanofi sur les dix dernières années, ou avec les licenciements de milliers de travailleurs chez Nokia France (ex-Alcatel) en 2020. Les cadres représentent au global plus de 774 000 emplois dans l’industrie, soit plus de 20 % du total.

Au-delà des fractions, une classe à unifier

Une analyse et une lecture globale de la classe travailleuse doivent permettre au moins deux choses. D’abord de ne pas se priver d’une visée politique de rassemblement et d’union la plus large de cette classe malgré, et par-delà, les distinctions qui la traversent : des ouvriers de l’administration publique aux cadres de l’industrie pharmaceutique. Ensuite, de pouvoir sereinement répondre à la question du ciblage politique de certains secteurs d’activité pour prioriser des objectifs assumés.

Si, par exemple, l’action politique considère que la fraction ouvrière doit être une interlocutrice privilégiée et qu’il faut toucher le plus de travailleurs possibles, alors il faudra nous focaliser sur le rôle central de l’agroalimentaire. En effet, cette industrie a une grande concentration de travail ouvrier pénible et dangereux, mal reconnu et mal rémunéré, et par ailleurs elle concentre le plus d’emplois industriels en France, et de loin, avec plus de 620 000 travailleuses et travailleurs – tout emploi confondu.

Si, ultérieurement, l’objectif est de mobiliser les travailleurs les plus syndiqués de manière rapide et efficace, alors il faudra mobiliser des ressources en direction des 1,8 million de cadres de la fonction publique syndiqués à plus de 20 %. Sans oublier que, par-delà les choix tactiques qui peuvent être faits, le rôle d’une organisation de classe, et non d’une fraction de celle-ci, est de lutter pour le rassemblement le plus large possible de l’ensemble des travailleurs et des travailleuses.

*Fanny Chartier est statisticienne. Elle est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Alec Desbordes est économiste. Il est responsable à Paris de l’activité du PCF en entreprise.

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024