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Analyse de l’évolution de la Chine et de ses contradictions dans ce témoignage d’un économiste qui aime ce pays et y vit.

Quand j’étais jeune, tout le monde avait un avis sur De Gaulle ou sur Brigitte Bardot. De même, je crois bien qu’aujourd’hui, tout le monde a un avis sur la Chine, et les avis sont plutôt contrastés, souvent sérieux, parfois légers. Il se trouve que je vis en Chine et cela ne confère à ce texte aucune scientificité particulière. La vérité, cependant, est que non seulement j’y vis mais que j’ai réfléchi sur ce pays et que je continue de le faire (J.-C. Delaunay, Les Trajectoires chinoises de modernisation et de développement). Je vais vous dire deux ou trois choses que je sais d’elle.
Je dirai d’abord pourquoi et comment, selon moi, la Chine s’est développée. Cela me permettra de présenter mon interprétation du socialisme chinois. Je ferai état de conflits sociaux et de luttes des classes ayant accompagné ce développement. Enfin je dirai quelques mots du débat français sur la Chine, de ce que j’en perçois, de très loin. Pas terrible !

Le développement de la Chine, une histoire qui date de 25 ans
Il y a trois cents ans, les pays que l’on nomme aujourd’hui développés étaient sous-développés industriellement. Il en était de même de la Chine en 1950. C’était l’un des pays parmi les moins industrialisés et les plus pauvres du monde. Soixante-dix ans plus tard, la Chine va bientôt dépasser les États-Unis.
L’histoire de la Chine contemporaine peut être divisée en deux sous-périodes :
1) la sous-période Mao Zedong, soit 29 ans, close en 1978, deux ans après sa mort.
2) la sous-période actuelle, soit 42 ans. Mao Zedong fut et demeure, dans la mémoire des Chinois, un immense bonhomme, le père de la Nation. Fort du soutien des masses populaires, il sut, avec intelligence, gagner la guerre nationale puis la guerre sociale, d’abord en chassant l’armée japonaise, ensuite en battant le nationaliste Chang Kaï-chek. Pourtant, sous sa conduite, le socialisme connut deux graves échecs, le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle. Je ne voudrais pas introduire ici un autre débat. Mais il s’inspirait du modèle soviétique. Ce dernier fut un communisme de guerre. Il permit aux Soviétiques de vaincre les nazis. Mais après la guerre et après Staline, qui meurt en 1953, les Soviétiques n’ont pas su comment faire. Mao Zedong non plus. Il a simplement cru qu’il suffisait d’accélérer le modèle soviétique, de « mettre la Chine en Communes » pour atteindre le développement. Cela n’a pas marché et en 1978, une majorité se dégagea, parmi les révolutionnaires chinois, pour adopter une nouvelle ligne, dite de la réforme et de l’ouverture. C’est grâce à ce changement de ligne, mais non d’orientation, car la Chine est demeurée socialiste, que le développement actuel a pu avoir lieu.
En voici les huit principaux traits :
1) de 1981 à 2017, le contrôle des naissances devient strict ;
2) l’agriculture a désormais pour mission de nourrir la population et non de financer l’industrie ;
3) il revient donc à cette dernière de financer ce développement et pour cela, la Chine doit s’ouvrir sur le monde, en recevoir les entreprises, les capitaux et les techniques, 4) Il s’en suit que l’économie chinoise sera ouverte sur le marché mondial et qu’elle deviendra en partie marchande. Ce sera « une économie de marché socialiste » ;
5) par ailleurs, un certain nombre d’entreprises privées chinoises, autres que les petites entreprises, sont admises à contribuer au développement de la Chine ;
6) il reste que le cœur de l’économie chinoise (les entreprises d’État, les banques, les assurances, les grands services collectifs) est majoritairement public et fonctionne dans le cadre de plans centraux, régionaux et sectoriels, à la fois souples dans les méthodes et fermes dans l’orientation populaire ;
7) le fonctionnement de l’économie est encadré par la dictature démocratique du peuple. Les entreprises privées peuvent prendre place dans l’économie mais elles n’ont pas le droit d’en décider la politique et l’orientation.
8) La société chinoise est une société de droit.
Telle est ma compréhension du socialisme chinois. Les Chinois forment un peuple très travailleur. Ici, on ne connaît quasiment pas le protestantisme et pourtant le travail y est une sorte de religion. Mais sans les décisions de 1978, qui d’ailleurs ne commencèrent d’être appliquées qu’en 1984 dans l’agriculture, et en 1998 dans l’industrie, la Chine n’aurait pas connu le développement qu’elle connaît aujourd’hui. Certains chercheurs communistes sont vraisemblablement en désaccord avec mon interprétation ou ne sont d’accord qu’en partie. Je renvoie à deux ouvrages de chercheurs marxistes, pour étendre votre information : Rémy Herrera, Zhiming Long, La Chine est-elle capitaliste ? et Tony Andréani, Le « Modèle chinois » et nous.

Pour conclure, je retiens trois idées, à méditer pour la France :
1) étant nécessairement plongé dans le marché mondial, le socialisme ne peut être que marchand, au moins en partie. Cela dit, le socialisme vise le dépassement du marché, contrairement au capitalisme ;
2) marché capitaliste et marché socialiste sont deux institutions différentes en raison, pour le second, de la dictature démocratique du peuple ;
3) il faut éviter de confondre la présence, dans une société socialiste, d’entreprises capitalistes et l’existence, dans cette société, d’un mode de production capitaliste.

La lutte des classes en Chine
Comme le disent les enfants de la région lilloise, après s’être baignés dans la Deûle et se partageant une portion de moules-frites, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Le socialisme non plus. Une société socialiste est une société de rareté et là où il y a rareté, il y a conflit potentiel entre groupes et classes sociales. Il existe cependant deux grandes différences entre une société de type capitaliste et une société socialiste. La première est que, dans une société socialiste, les racines du conflit de classe, celles de la propriété privée des moyens de production, de commercialisation et de financement, ont été extirpées ou sont neutralisées. C’est ce que montre l’exemple chinois. La deuxième est qu’une telle société vise à construire l’abondance. Avec l’abondance, les conflits de classes n’auront plus aucun sens. La Chine n’en est pas encore là. Je vais évoquer ci-après à très grands traits deux grands conflits sociaux internes auxquels les gouvernements de la Chine ont fait – et continuent – de faire face.

« Sans les décisions de 1978, qui d’ailleurs ne commencèrent d’être appliquées qu’en 1984 dans l’agriculture, et en 1998 dans l’industrie, la Chine n’aurait pas connu le développement qu’elle connaît aujourd’hui. »

Le premier grand conflit que j’évoque est celui ayant opposé la paysannerie à la nation chinoise. Le socialisme chinois est né dans un pays économiquement arriéré, rural à 90 %, et non dans un pays capitaliste développé. Le drame de la paysannerie chinoise peut alors être résumé de la manière suivante. D’une part, ce sont les paysans qui ont conquis l’indépendance de la Chine et fait la révolution, éliminant toute trace de féodalité dans les campagnes (Alain Roux, Le Singe et le Tigre, Mao, un destin chinois [en particulier, chapitre XII]). Mais dès qu’ils eurent atteint ce résultat, ils apparurent pour ce qu’ils étaient, une classe très peu productive, dont le destin était pourtant, selon le modèle de socialisme de l’époque, de financer le développement industriel. Autant dire que c’était non seulement « une classe de trop », selon l’expression de Roland Lew (1986, « Conclusion : économie et politique de la réforme », Revue Tiers-Monde, tome 27, n° 108), mais une classe douloureusement sacrifiée. Après les échecs ci-dessus mentionnés, ce conflit a été résolu de manière acceptable lorsqu’il fut admis que la paysannerie chinoise devrait avoir pour fonction, dans le cadre d’une politique d’aide et de soutien de la part de l’État, de nourrir la population et non de financer l’industrie. Le conflit social n’a pas disparu pour autant, il a seulement été déplacé sur plusieurs fronts.

« La Chine est à la tête d’un combat politique pacifique contre l’impérialisme et les grandes bourgeoisies du monde développé. »

Le deuxième conflit évoqué ici est celui ayant opposé une partie de la population aux capitalistes étrangers et chinois des nouvelles zones franches. Malgré sa nouvelle mission, l’agriculture n’a pas immédiatement connu de croissance de sa productivité. Les paysans chinois étant en surnombre, une partie d’entre eux (environ 180 millions en 2018), s’est déplacée vers la côte est, où les capitaux étrangers avaient installé leurs premières usines. Ils sont venus en Chine pour en exploiter la main-d’œuvre et non dans un but philanthropique. Il en est toujours ainsi, mais à l’époque, le gouvernement de la Chine n’avait pas pris l’exacte mesure de cette situation. Il s’ensuivit une crise sociale qui atteignit son niveau maximal autour des années 2008-2010. Depuis, des mesures correctrices ont été prises. Une importante loi sur le contrat de travail fut promulguée en 2009. Avec Xi Jinping et son équipe, la situation économique et politique des travailleurs chinois a été très sensiblement améliorée et consolidée.
Il y aurait bien d’autres points à traiter, comme par exemple, la lutte menée par le gouvernement contre la corruption ou pour la défense de l’environnement. Mais je conclus en retenant quatre idées :
1) le maoïsme fut caractérisé par l’égalité des revenus, dans la pénurie des richesses. Ce qui suivit est caractérisé par l’inégalité des revenus mais dans le développement des richesses. Quelle est la meilleure de ces deux sociétés ? La vocation première de la société socialiste est-elle d’égaliser le revenu de ses membres ou d’assurer la satisfaction des besoins populaires, individuels et collectifs, ainsi que l’indépendance de la nation ?
2) comme le montre l’exemple chinois, une société socialiste, dans laquelle le mode de production capitaliste a été supprimé, est encore une société de classes. Des conflits, des antagonismes y apparaissent. Les comportements anciens y sont toujours présents ;
3) les contradictions de classes ne sont pas uniquement internes, mais externes. L’impérialisme est encore actif ;
4) si la dictature démocratique du peuple est nécessaire à la juste et pacifique solution des conflits traversant une société socialiste, cette forme de gouvernement doit être concrétisée par des institutions enracinées dans l’histoire de chaque peuple (Jean-Claude Delaunay, Rompre avec le capitalisme, construire le socialisme).

Ce que l’on pense de la Chine, vu de loin
La Chine existe indépendamment de la conscience que l’on en a. Je crois cependant que les idées qui, à un moment donné, prévalent sur un pays, et dans le cas de la Chine sur son système socio-économique, font partie de son être. Elles en troublent la compréhension ou, au contraire, le rendent attractif. Cela s’appelle la lutte idéologique et c’est l’une des formes de la lutte des classes. Or de loin, les Français ne m’apparaissent pas, même chez les prolétaires, comme étant à la pointe du combat pour la vérité sur la Chine. On dirait que plus le mensonge est gros pour en ternir l’image et plus il a de saveur . Mais des nourritures plus raffinées sont aussi mises sur la table pour parvenir au même résultat.
Je crois savoir pourquoi. Non seulement la Chine a gagné en puissance économique, et sa population en bien-être, non seulement elle a surmonté la rude épreuve de la covid 19 alors que les États-Unis pataugent dans les luttes raciales et les macabres décomptes, mais l’équipe de ses dirigeants est en train de proposer au monde une alternative crédible, et aujourd’hui totalement nécessaire, de relations internationales fondées sur les concepts de paix, d’indépendance nationale, de liberté absolue de la décision prise « chez soi » ainsi que de « gagnant-gagnant » dans les rapports économiques entre États. J’ai rendu compte d’un gros ouvrage des Chinois sur ce thème et je renvoie à l’article publié sur ce sujet dans la revue Progressistes n° 29.
Il est cependant clair, pour moi, que ce combat, prenant appui non seulement sur des déclarations de principes mais sur des projets tels que les routes de la soie, est une forme pacifique et concrète de mobilisation des pays en développement, et de toutes les forces progressistes dans le monde contre l’impérialisme contemporain. La Chine n’a pas pour objectif la fin du système capitaliste, ce qui est uniquement l’affaire des forces progressistes de chaque pays. En revanche elle est à la tête d’un combat politique pacifique contre l’impérialisme et les grandes bourgeoisies du monde développé. Pour les partisans de l’Impérialisme, il faut donc à tout prix freiner la conscience du soutien actif nécessaire à ce combat. Tous les moyens sont bons.

« Le maoïsme fut caractérisé par l’égalité des revenus, dans la pénurie des richesses. Ce qui suivit est caractérisé par l’inégalité des revenus mais dans le développement des richesses. »

C’est pourquoi, pour clore mon texte, je vais dire quelques mots sur l’opération Piketty concernant le refus actuel des CITIC Press (une maison d’édition chinoise publique) de publier, en Chine et en chinois, le petit dernier de cet auteur (Capitalisme et idéologie). Ce refus constitue la réplique à une série de déclarations outrancières et contre factuelles de Piketty, caractérisant la Chine comme un postcommunisme hypercapitaliste et ultrainégalitaire, dirigé par des ploutocrates accros à la richesse off-shore… et ce, malgré les succès incontestables obtenus par les mêmes dirigeants en matière de réduction de la pauvreté. La lecture du livre de Piketty n’est absolument pas interdite en Chine. Quiconque veut le lire dans ce pays peut le commander. On peut n’être pas communiste, et même pas du tout si je puis dire, à la manière d’Alice Ekman (Rouge Vif, l’Idéal Communiste Chinois), mais observer la Chine de manière sereine, sans entrer dans une critique partisane.
Ma conviction est que les faits doivent s’imposer aux politiques. En Chine, la fortune des riches Chinois n’est pas construite au détriment des salariés mais en correspondance avec le développement de l’ensemble. La Chine n’est pas le paradis des milliardaires que suggère Piketty. Par exemple, le 29/01/2021, Lai Xiaomin a été condamné à mort puis exécuté pour avoir extorqué 1,8 milliard de yuans. Cf. également l’affaire Jack Ma (Histoire et Société, 20 décembre 2020). Par ailleurs, le revenu de chacun est un revenu socialisé, et non un revenu individualisé (la vente de la force de travail). Les habitants du Tibet tirent bénéfice de ce que l’on construise des routes pour relier leur province au reste de la Chine.

Chère lectrice, cher lecteur, j’ai terminé ma part du travail en écrivant le texte. À vous le dernier mot car j’ai épuisé tous mes signes. Je vous propose cependant cette conclusion : « La Chine socialiste, c’est quand même pas mal ».

Jean-Claude Delaunay est économiste. Il est professeur honoraire de l'université de Marne-la-Vallée.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021