Depuis 2010, la Chine affiche l’objectif de l’internationalisation de sa monnaie, le renminbi dans le but lointain soit d’un système multilatéral faisant suite à l’émergence d’un nouveau pôle asiatique, soit d’une plus grande souveraineté monétaire de l’économie chinoise. Toutefois, il y a conflit entre l’objectif d’internationaliser la monnaie chinoise, et la poursuite d’une croissance interne conforme à sa stratégie de développement.
L’étude de la dimension internationale du renminbi chinois (RMB) est née avec la crise des subprimes, dont l’épicentre s’est situé aux États-Unis. Cette crise a amené la Chine à remettre en question le système monétaire international centré sur le dollar américain. Comme d’autres pays, la Chine a constaté que la centralité du dollar US a été essentielle à la propagation internationale de la crise. La raréfaction de la liquidité internationale et les crispations du système financier américain ont eu un effet sur le commerce international dont la croissance chinoise dépend. La crise de 2008 a relancé des projets de réforme monétaire internationale au sein des organisations internationales, mais aussi dans les cercles d’économistes aussi bien universitaires qu’officiels, et la Chine a fait partie des pays dont les dirigeants ont prêté une oreille favorable à ces appels.
« Depuis 2015, le RMB stagne logiquement à un niveau très bas d’utilisation dans les paiements internationaux. »
Depuis 2010, la Chine affiche l’objectif de l’internationalisation de sa monnaie, le renminbi. Tantôt cette démarche renvoie à l’objectif lointain d’un système multilatéral faisant suite à l’émergence d’un nouveau pôle asiatique venant s’ajouter aux pôles représentés par le dollar US et l’euro, tantôt elle renvoie à l’objectif d’une plus grande souveraineté monétaire de l’économie chinoise. Parallèlement, les autorités poursuivent les objectifs économiques et industriels des plans quinquennaux. Il y a pourtant un conflit entre l’objectif d’internationaliser la monnaie chinoise, et la poursuite d’une croissance interne conforme à sa stratégie de développement.
Part du RMB dans les paiements internationaux (%).
Source : SWIFT RMB Tracker
Tout en étant resté très loin des principales monnaies internationales, eu égard à son niveau absolu d’utilisation, le RMB a progressé de manière rapide entre 2010 et 2015 (figure 1, ci-dessus). En 2014, près d’un quart des échanges internationaux de la Chine étaient réglés en RMB (contre zéro en 2009). Dans le classement de SWIFT, l’opérateur de messagerie des paiements internationaux, le RMB a grimpé à la 5e place et est même passé brièvement en 4e position devant le yen japonais durant l’été 2015, alors qu’en 2009 il occupait une place insignifiante. Pour rendre compte de la progression du RMB, SWIFT a créé un SWIFT RMB Tracker qui permet de rendre compte chaque mois de la progression de la monnaie chinoise, ce qui témoigne en soi de la prise au sérieux, par les institutions financières internationales, des ambitions chinoises.
« Tout en étant resté très loin des principales monnaies internationales, eu égard à son niveau absolu d’utilisation, le RMB a progressé de manière rapide entre 2010 et 2015. »
L’internationalisation s’est appuyée sur trois piliers visant à rendre compétitive la monnaie chinoise :
• une démarche de développement et de sophistication concernant les instruments financiers et les systèmes de paiement. La Chine s’est notamment dotée d’un nouveau système de paiement. En parallèle, les systèmes financiers ont été modernisés et partiellement libéralisés. Certains produits financiers sont désormais accessibles aux non-résidents ;
• une diplomatie active de la part de Pékin (avec notamment la signature d’accords avec des banques centrales étrangères) ;
• un agenda visant à l’ouverture progressive de la Chine aux flux de capitaux, aboutissant à terme à l’ouverture complète du compte de capital. La pleine convertibilité du RMB (avec la convertibilité du compte de capital) est considérée comme incontournable pour que les utilisateurs de la monnaie puissent librement mouvoir leurs capitaux d’une zone monétaire à une autre sans craindre des restrictions. Entre 2009 et 2015, la Chine a opéré un grand nombre de réformes visant à libéraliser de manière graduelle son compte de capital. Ces mesures lui ont valu d’intégrer le panier du droit de tirage spécial (DTS) du Fonds monétaire international (FMI) en octobre 2015.
Le RMB a, dans un premier temps, rencontré un certain succès grâce aux arbitrages favorables des investisseurs anticipant une appréciation du RMB, laquelle devant aller de pair avec le recentrage attendu de l’économie chinoise sur sa consommation intérieure. Comme le montre la figure 1, le RMB a connu son pic d’internationalisation en août 2015, avec 2,79 % des paiements internationaux. Les niveaux d’utilisation enregistrés par SWIFT n’ont jamais retrouvé ce niveau depuis cette date.
L’échec de l’internationalisation du RMB
Une thèse assez peu reprise parmi les spécialistes de l’internationalisation de la monnaie chinoise est que la croissance de l’usage du RMB dans les échanges internationaux cachait en réalité des opérations de spéculation et des sorties de capitaux. C’est par exemple la thèse que défend Ming Zhang, de l’académie chinoise des sciences sociales de Pékin, qui développe les raisons qui ont poussé au ralentissement de l’internationalisation du RMB et la sortie massive des capitaux de Chine. D’une part, la croissance chinoise déclinait depuis 2012. D’autre part, les anticipations d’une appréciation du RMB face au dollar US, qui prévalait jusqu’en février 2014, se sont inversées et les agents ont commencé à anticiper une dépréciation. À cela il faut ajouter la politique plus restrictive annoncée en 2013 par le banquier central Bernanke aux États-Unis faisant anticiper une remontée des taux d’intérêt aux États-Unis. Cette remontée signifiait une diminution de l’écart entre le taux chinois et le taux américain, et les capitaux y ont vu une invitation à quitter la Chine.
« La crise que la Chine a traversée en 2015 montre qu’elle ne semble pas en mesure d’ouvrir son compte de capital sans subir d’importantes secousses financières susceptibles de nuire à son développement industriel. »
L’agenda de la libéralisation du compte de capital qui participe au processus d’internationalisation de la monnaie chinoise s’est poursuivi jusqu’en 2015. Il a rendu possibles et tout à fait légales d’importantes sorties de capitaux. Une dépréciation rapide du RMB a nécessité l’intervention massive de la Banque centrale chinoise sur les marchés des changes, avec l’utilisation d’une partie de son stock de réserves de change : 1 000 milliards de dollars US y ont été consacrés en quelques mois. Face à cette déroute, le gouvernement chinois a rétabli des contrôles de capitaux plus stricts, en particulier sur les flux sortants, ce qui signifie qu’il a fait marche arrière. Depuis 2015, le RMB stagne logiquement à un niveau très bas d’utilisation dans les paiements internationaux.
Les dirigeants chinois ont connaissance des expériences du XXe siècle qui ont été déstabilisantes en Asie (Corée, Thaïlande, Malaisie, Japon…) et leur souhait est d’éviter que cela survienne en Chine en maintenant un contrôle sur les flux de capitaux, en particulier sur les infrastructures permettant les transactions.
L’ouverture du compte de capital semble heurter le modèle de développement de la Chine qui prévaut depuis quarante ans. Le développement de la Chine s’est appuyé (et continue de s’appuyer) sur un modèle planificateur. La crise que la Chine a traversée en 2015 montre qu’elle ne semble pas en mesure d’ouvrir son compte de capital sans subir d’importantes secousses financières susceptibles de nuire à son développement industriel.
On peut certes se demander si son modèle est soutenable. Les contrôles de capitaux sont nécessaires à ce modèle, dont un des piliers reste le contrôle de l’épargne domestique, laquelle nourrit un surinvestissement dans l’économie domestique. Le surinvestissement a pour résultat de booster la production du pays, d’entretenir le rattrapage technologique en même temps que de favoriser le secteur exportateur, mais il dirige aussi des capitaux vers des secteurs non profitables. Les restrictions existant non seulement à l’intérieur mais aussi aux frontières de la Chine conduisent à diriger l’épargne dans des secteurs déjà en surchauffe : le secteur exportateur, les infrastructures publiques, mais aussi vers des entreprises chinoises zombies ou bien sur des marchés d’actifs financiers ou immobiliers, ce qui a contribué ces dernières années à une bulle immobilière qui bat des records.
Le problème des tensions internationales et des sanctions américaines
Malgré ces problèmes inquiétants, la question de l’opportunité d’une ouverture du compte de capital ne se poserait sans doute pas avec la même intensité pour la Chine, sans les sanctions et la dégradation de ses relations avec les États-Unis. La Chine aurait sans doute pu avoir intérêt à rester sur un modèle planificateur caractérisé par des contrôles sur les flux de capitaux pour les raisons que nous avons évoquées, en dépit des déséquilibres macroéconomiques qui résultent de cette politique, et se résigner à rester dépendante, pour ses transactions internationales, de monnaies étrangères, en premier lieu le dollar américain. Cela est toutefois remis en question aujourd’hui par le statut du dollar américain et l’extraterritorialité des sanctions américaines.
Les relations avec les États-Unis, déjà tendues, se sont fortement dégradées avec la présidence de Trump. Des menaces sur les approvisionnements stratégiques de l’économie chinoise existent désormais et remettent en question les stratégies de certains de ses fleurons industriels. L’exemple de Huawei est le plus connu. D’autres entreprises subissent également l’effet des embargos qui forcent leurs fournisseurs dans le reste du monde à cesser la fourniture de composants ou de biens intermédiaires, en particulier lorsque ces fournisseurs utilisent des technologies américaines. C’est le cas par exemple de l’avion chinois C919 produit par la compagnie chinoise Comac. On peut citer aussi DJI, leader mondial dans la fabrication de drones.
En cas de durcissement du conflit, ces interdictions pourraient être accompagnées de sanctions plus dures mobilisant le système de paiement américain, grâce au statut international du dollar américain, qui facilite grandement l’extraterritorialité des sanctions. L’usage du dollar américain nécessite de passer par le système de paiement américain, qui est basé à New York et qui centralise les paiements. Les infrastructures de paiement, incontournables pour l’exécution des règlements internationaux, sont en effet à New York, et n’ont d’autre choix que de se conformer à la loi (et donc aux sanctions) américaine. Elles seront amenées à isoler la Chine du système des paiements internationaux dans le cas où le conflit entre les deux puissances viendrait à s’envenimer davantage.
Une situation délicate et un dilemme à trancher
Comme beaucoup d’analystes le défendent, la Chine semble s’être engagée de manière graduelle dans la libéralisation de son compte de capital. Néanmoins, cela est jusqu’à présent très insuffisant pour faire du RMB un concurrent au dollar américain, ce qui explique son poids toujours très faible dans les paiements internationaux.
La Chine se trouve donc dans une position très délicate, devant choisir entre une libéralisation financière externe, sans garantie de succès du point de vue de l’internationalisation de sa monnaie (il n’est pas assuré que le RMB s’internationalise), et le maintien de son modèle fondé sur les contrôles sur les capitaux, qui non seulement soulèvent des questions de soutenabilité à long terme, mais rendent en outre la Chine dépendante de monnaies pleinement convertibles pour ses paiements internationaux.
Adrien Faudot est économiste. Il est maître de conférences à l’université Grenoble-Alpes.
Cause commune n° 22 • mars/avril 2021