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Entretien avec Philippe Martinez

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CC : La droite évoque souvent la « valeur travail » sous-entendant que trop de Français, fainéants, s’en détourneraient. À gauche, certaines personnalités comme Sandrine Rousseau affirment que le travail est une valeur de droite. Quelle place, la Confédération générale du travail, quant à elle, accorde-t-elle au travail dans le projet de société qu’elle porte ?

Le travail, c’est central dans la vie pour toute une série de raisons. D’abord, parce que ça permet de vivre, par le biais d’un salaire. Ce qui n’empêche pas de discuter sur ce que c’est que vivre dignement, comment on mesure le salaire, le lien à la qualification… Le travail, c’est aussi du lien social, un moment très important de la vie, ne serait-ce que parce qu’on y passe beaucoup de temps. Le travail peut permettre un épanouissement, à condition qu’il soit collectif, qu’on ait le droit à la parole.
Le problème du travail, actuellement et depuis quelques années, c’est comment on laisse bien faire son travail à celui qui travaille. La question n’est pas tellement : est-ce que le travail, c’est de gauche ou de droite ? La question à laquelle nous, la CGT, on veut des réponses : c’est celle du sens du travail, comment on laisse les salariés bien travailler, et, comment on permet à ceux qui veulent travailler, de pouvoir le faire.

CC : Plusieurs analystes et acteurs politiques évoquent la fin de la centralité du travail dans la vie des individus et de la société et une accentuation à venir de ce phénomène avec les progrès techniques. Que pensez-vous de cette appréciation ?

Je le répète, ce n’est pas la place du travail qui doit reculer, c’est le temps passé au travail. Nous demandons la réduction du temps de travail. Si ceux qui ont du travail travaillent toujours plus, cela ne permettra pas à tout le monde de travailler. Et puis il y a une deuxième question, très sensible chez les jeunes notamment : comment on trouve un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Il y a de plus en plus d’exigences pour trouver cet équilibre : mieux se sentir au travail et réduire le temps de travail dans la semaine et au cours de la vie.

« Dans les métiers de la santé, par exemple, les soignants s’interrogent. On leur parle tout le temps argent ; eux, veulent soigner. »

Dans la dernière période en particulier, la CGT a donné dans ses revendications une grande place à cette ambition de réduction du temps de travail.
Si ceux qui ont du travail travaillent plus, ça ne laisse pas de place à ceux qui n’en ont pas. Il faut mieux répartir le travail. Quand on est bien au travail et qu’on ne travaille pas trop, on est plus efficace. Et puis, il n’y a pas que le travail dans la vie. Il faut laisser du temps pour faire autre chose que travailler, donner plus de temps à la vie associative, la vie culturelle, la vie sportive, la famille.

CC : S’agit-il pour autant de défendre le travail – même avec une durée réduite – tel qu’il est ? Quelle place pour les salariés dans la définition et la détermination de celui-ci ?

C’est la question essentielle : comment les travailleurs et les travailleuses ont davantage la main sur leur travail. Ce qu’on constate, quels que soient les métiers, c’est une opposition entre le travail prescrit – des gens qui vous expliquent comment faire votre travail – et ceux qui bossent et qui se disent : si j’applique les consignes qu’on me donne, le travail sera mal fait. Ça fait des dégâts terribles dans toute la société. On le voit notamment dans les « métiers à vocation ». Dans les métiers de la santé, par exemple, les soignants s’interrogent. On leur parle tout le temps argent ; eux, veulent soigner. On leur impose toute une série de choses et on leur laisse de moins en moins de temps pour soigner les gens. Il faut redonner la parole à ceux qui travaillent, qu’ils puissent décider, choisir pour les questions essentielles.

« L’exemple de la Chapelle Darblay montre que quand on laisse les travailleurs décider de leur sort, on permet à une papeterie de rouvrir tout en prenant en compte les enjeux environnementaux. »

Autour des questions environnementales, beaucoup de travailleuses et de travailleurs s’interrogent : est-ce que leur travail est compatible avec la préservation de la planète ? Quand on donne la parole aux travailleurs, ils ont des idées et des solutions, y compris pour ces questions. On a des exemples concrets. Je pense à la Chapelle Darblay : quand on laisse les travailleurs décider de leur sort, on permet à une papeterie de rouvrir tout en prenant en compte les enjeux environnementaux.
Quand on parle travail, on nous répond toujours courbes de chômage avec des visions court-termistes en fonction des calendriers électoraux. On laisse trop peu la parole aux salariés. Avec leurs représentants, les salariés devraient pouvoir s’opposer à tout ce qui empêche de bien faire son boulot. Redonner la parole aux salariés, avec des espaces de liberté, pouvoir peser sur son travail : c’est décisif.

CC : J’en viens à une dernière question, plus stratégique. Certains évoquent un transfert du cœur de la bataille émancipatrice du lieu de travail vers la ville. Partagez-vous cette analyse ?

Le lieu de travail est central. Ce qui s’y passe a des conséquences sur l’emploi, l’environnement, la vie tout court. Il faut mieux articuler la centralité des lieux de travail avec la cité. À Decazeville où l’usine SAM a fermé, il y a 350 familles touchées. Ça a des conséquences sur tout le bassin d’emploi, les services publics, l’école, le développement d’un territoire, toute la cité. Un lieu de travail qui ferme, ça a souvent des conséquences sur les transports avec des fermetures de gare ou des trains moins nombreux…

« On a trop souvent coupé le lien entre le lieu de travail et la cité. »

On a trop souvent coupé le lien entre le lieu de travail et la cité. On a voulu nous faire croire que l’entreprise, et notamment les entreprises privées, étaient des endroits clos dans lesquels on n’avait pas le droit de regard. Or il faut bien cette articulation entre le lieu de travail et la cité. Il faut que les portes s’ouvrent ! Dans les deux sens. Trop souvent, les entreprises font appel aux élus locaux quand ils ont besoin d’argent mais on a du mal à savoir ce que devient précisément cet argent public. Il faut plus de transparence sur la vie de l’entreprise, par rapport aux citoyens, aux élus, aux salariés. L’entreprise n’est pas un lieu clos.
Quand on s’appelle Confédération générale du travail – et pas Confédération générale des travailleurs, comme beaucoup le croient –, on pense forcément que cette question du travail est essentielle. Or on est face à un mur, j’insiste, un mur politique : de plus en plus de politiques ne prennent pas en compte cette question du travail et même, j’en ai l’impression, ne comprennent pas ce qu’est le travail, le ramenant seulement aux courbes du chômage. C’est une question importante mais pour nous, le travail, c’est beaucoup plus que ça.

Philippe Martinez est secrétaire général de la CGT.

Propos recueillis par Guillaume Roubaud-Quashie.

Cause commune n° 32 • janvier/février 2023