La carte constitue une étape incontournable de la production scientifique permettant d’explorer les données, de susciter des questionnements, de valider ou non des hypothèses, d’en susciter de nouvelles pour aboutir à une connaissance visuelle.
L’humanité produisant des cartes depuis près de trois mille ans, il en résulte une certaine fascination, un attrait qui se traduit par leur présence dans de nombreuses œuvres littéraires, picturales et artistiques, un enthousiasme constant de différentes communautés pour leur fabrication, aujourd’hui largement participative, leur mobilisation régulière lors de discours géopolitiques.
Cette fascination des cartes est liée au caractère fortement évocateur de l’image par rapport au texte, à cette matérialisation des espaces de vie qu’elle apporte instantanément. La fonction infocommunicationnelle de la carte, lorsqu’elle est thématique, relative à un sujet donné, requiert le recours à un langage dédié qui renforce son potentiel informatif. La sémiologie cartographique permet en effet d’ajouter une composante sémantique, signifiante, à l’information symbolisée graphiquement. La carte thématique ne saurait ainsi être réduite à la seule graphie d’éléments factuels plaqués sur un fond. Le motif cartographié n’est pas muet, il est doté d’une signification qui traduit l’intention du concepteur (ou de l’auteur) d’une carte de transmettre une information à destination d’un public donné.
La carte, l’outil du géographe
La carte thématique est issue d’un processus qui mobilise des méthodes mathématiques de traitement des informations statistiques et géographiques, articulées dans le cadre d’une fertilisation croisée. William Bunge, géographe américain, fer de lance de la cartographie critique, a insisté sur l’importance des aspects mathématiques à prendre en compte pour révéler des processus spatiaux invisibles et les mécanismes de domination sous-jacents.
La carte est de fait un outil puissant et complémentaire à l’analyse statistique de données. Elle constitue une étape incontournable de la production scientifique permettant d’explorer les données, de susciter des questionnements, de valider ou non des hypothèses, d’en susciter de nouvelles pour aboutir à une connaissance visuelle. À une échelle donnée, la carte donne toujours à voir la distribution géographique d’un phénomène, ses logiques spatiales ; la carte sur le choléra de John Snow en est un exemple emblématique (voir figure 1).
Figure 1
« Toute carte thématique est le résultat de manipulations d’ordre méthodologique qui concourent à l’articulation d’informations statistico-géographiques en vue de leur communication. »
En 1854, alors que sévissait sur le quartier de Soho à Londres une terrible épidémie de choléra, Edmund Cooper puis John Snow s’attachent à reporter très précisément sur un plan de la ville les lieux de résidence ou de travail des cinq cent soixante-dix-huit victimes connues. La visualisation de cette carte imposa une conclusion sans appel : les décès liés au choléra apparaissent concentrés autour de la pompe d’eau de Broad Street, leur densité semble décroître à mesure que l’on s’en éloigne.
Alors qu’à l’époque on ignorait le mode de transmission du choléra, cette carte a non seulement permis d’identifier la source de la contamination, mais aussi de contribuer à l’avancée de la science en participant de la condamnation définitive de la théorie des miasmes imputant à un supposé mauvais air la prolifération de certaines maladies telles que le choléra, la peste noire ou encore le paludisme dont le nom scientifique, la malaria, signifie littéralement « mauvais air » en italien.
Le pouvoir des cartes, leur manipulation
La carte, outil de description et de connaissance scientifique sur un territoire, est naturellement dotée d’une autorité de savoir. Cependant, parce qu’elle est construite et résulte de choix, elle ne saurait être considérée comme neutre et objective. La carte n’est pas une simple description d’une géographie, elle est dotée de pouvoirs qui dépassent le cadre de sa fabrication.
D’après John Brian Harley (1932-1991), la carte est un produit social incarnant une forme de pouvoir : elle impose toujours des idées, des valeurs qui sont essentiellement celles des acteurs dominants (essentiellement les États).
Harley lui associe trois types de pouvoirs. Un pouvoir politique lié aux enjeux de contrôle administratif et fiscal qui conduisent au maillage du territoire pour organiser le prélèvement de l’impôt. Un pouvoir économique permettant de s’affirmer sur le plan géopolitique, de développer des visions géostratégiques liées à la conquête du monde, de marchés. Un pouvoir militaire inhérent au contrôle interne et externe de l’État, au maintien de l’ordre, à la surveillance, voire à l’organisation du théâtre d’opérations militaires. Comme disait Yves Lacoste en 1976 : « La géographie ça sert d’abord à faire la guerre. »
La cartographie relevant d’un ensemble de procédures « manipulant » des informations statistiques et géographiques, en vue de leur communication, il est aisé de manipuler ses résultats en jouant sur les ressorts de la méthode cartographique. Il n’y a pas une seule façon de cartographier un thème, la perception du message étant largement influençable par la sémiologie cartographique. Pour illustrer ce propos, considérons deux cas récents de manipulations présentant des enjeux géopolitiques forts (voir figure 2).
Figure 2
« Le motif cartographié n’est pas muet, il est doté d’une signification qui traduit l’intention du concepteur (ou de l’auteur) d’une carte de transmettre une information à destination d’un public donné. »
Le premier exemple est issu d’un exercice de déconstruction cartographique réalisé au moment de la supposée « crise » migratoire auquel Nicolas Lambert et moi-même nous sommes livrés. S’agissant de données décrivant des effectifs de populations, la théorie cartographique impose une représentation par symboles proportionnels. Il est possible de travestir le message en jouant soit sur les surfaces des symboles (des cercles de taille moyenne harmonieuse pour signifier l’acceptation versus des cercles de grande taille induisant l’afflux massif), soit sur leurs teintes plus ou moins saturées (bleu et vert peu intenses évoquant la sérénité et la paix ; rouge et noir traduisant la violence et l’agressivité) ou soit sur des éléments textuels ou d’habillage permettant de contextualiser le discours (des pays d’accueil au titre de Refugees Welcome versus des pays envahis lors d’un « grand remplacement »).
Le second cas répond à la carte brandie le 3 octobre dernier sur Twitter par le président Trump, reproduite ici (fig. 2, en bas à gauche) pour les besoins de la comparaison. Donald Trump est arrivé largement en tête en termes de comtés gagnés : 84,5 % de l’ensemble. La carte de gauche traduit bien ce résultat, par l’utilisation d’aplats dont on sait qu’ils survalorisent la perception des informations portées par les unités spatiales de grande taille, en raison d’un effet d’absorption visuelle. En mettant au même niveau les comtés peu peuplés et les comtés denses, cette carte insinue visuellement une large victoire des Républicains. Ceux-ci n’ont pourtant pas remporté la partie en termes de nombre de voix : 47 % de votants ont opté pour Trump et 48 % pour Clinton.
Par conséquent, si la carte brandie par le président Trump n’est pas erronée sur le plan de la construction, elle est inexacte dans le message qu’elle apporte. En effet, pour avoir une représentation objective des résultats de ce vote, il faudrait que la carte donne à voir une quantité quasi équivalente de bleu et de rouge. C’est pourquoi la carte de droite rétablit « la vérité » en introduisant logiquement la taille au niveau du caractère pour représenter le nombre de votants.
Conclusion
Toute carte thématique est le résultat de manipulations d’ordre méthodologique qui concourent à l’articulation d’informations statistico-géographiques en vue de leur communication. La propriété de transmission directe de l’information cartographiée peut ainsi être entachée par l’utilisation de figures de style rhétoriques liées à la mise en icône ou littérale de la pensée humaine (métaphores, sous-entendus, insinuations). Le message associé à la fonction communicationnelle de la carte fait régulièrement l’objet de manipulations plus ou moins honnêtes. Face à la puissance des images, comprendre ce qui se cache derrière les cartes, déceler les intentions, les non-dits, est la condition sine qua non de leur appropriation.
Françoise Bahoken est géographe et cartographe. Elle est chargée de recherches à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux.
Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020