Banlieue « toujours pauvre » de l’est-lyonnais, Vaulx-en-Velin a été profondément transformée en un demi-siècle. Sa population a doublé, dépassant aujourd’hui cinquante mille habitants ; son usine principale a fermé ; le métro et le tramway y sont arrivés ; la municipalité, longtemps PCF, est aujourd’hui dirigée par une coalition PS-centre droit. La section locale du PCF a voulu enquêter sur l’évolution des classes sociales. Ce n’est qu’une ville parmi d’autres, souvent bien différentes.
Témoignages de Vaudaises et de Vaudais
Nous donnons ici quelques témoignages tels quels et, dans le prochain numéro de la revue, nous reviendrons avec le politiste Antoine Lévêque sur cette évolution avec la vie politique.
CC : On dit souvent que jusque vers 1970, Vaulx c’étaient des maraîchers au nord du canal de Jonage et l’usine TASE (Textiles artificiels du sud-est) au sud. Est-ce un bon résumé ?
E.L. Pour moi, c’est assez vrai : au nord, il n’y avait guère que le village, tout le reste c’étaient des champs, des vaches, des maraîchers, quelques ateliers (de mécanique, etc.), quelques industries moyennes comme Primaliège qui fabriquait des bouchons. On avait tout ce qu’on voulait sur place : l’alimentation, les vêtements, la quincaillerie, etc., donc on sortait assez peu du village et tout le monde se connaissait.
D.T. Dans le sud, il y a eu beaucoup de rapatriés d’Algérie, surtout à la limite de Bron ; ils étaient ouvriers ou travaillaient dans le commerce, on leur a construit des HLM à la va-vite ; d’ailleurs au départ, c’étaient plutôt des bidonvilles. Certes, la TASE comptait des milliers d’ouvriers, mais il y avait d'autres entreprises, par exemple la perlerie Salvatori. De nombreux habitants ne travaillaient pas sur place, ni à Bron (juste à côté), ville dortoir sans entreprises, mais à Villeurbanne ou à Lyon.
J.B. Historiquement, Lyon est la première ville industrielle de France, avec la soie. La TASE a pris la suite, c’était une majorité d’ouvriers peu qualifiés, peu stables et qui ont trouvé ailleurs de meilleures conditions de travail, obligeant l’usine à avoir constamment recours à de nouvelles campagnes de recrutement, à de nouvelles embauches. L’apport de main-d’œuvre étrangère a été constant jusqu’à la fermeture de l’usine, mais il y a eu aussi toutes sortes de métiers qualifiés en rapport avec la production d’une usine chimique, catégorie plus stable et mieux traitée. À noter la présence d’une forte main-d’œuvre féminine, y compris dans les emplois qualifiés.
« L’urbanisation a été un processus. En 1968, il y avait déjà plus de vingt mille habitants à Vaulx. Mais la création de la ZUP au nord a changé la composition sociale de la ville ».
D.T. Il y a eu surtout des Italiens, des Arméniens, des Polonais, des Druses, puis des Espagnols et des Portugais, enfin des Maghrébins. Les ouvriers habitaient des immeubles, les petits cadres des maisons ; c’était très paternaliste, comme ailleurs, mais on n’y était pas si mal, il y avait des jardins, des poulaillers, y compris dans les grandes cités, le cinéma, les médecins, l’école, le stade et les gens se connaissaient, même quand ils ne parlaient pas français.
CC : L’urbanisation a été un processus. En 1968, il y avait déjà plus de vingt mille habitants à Vaulx. Mais la création de la zone à urbaniser en priorité (ZUP) au nord a changé la composition sociale de la ville : comment ?
J.B. Il s’agissait d’abord pour l’État de prendre en charge l’accueil et la gestion de la main-d’œuvre qualifiée, puis moins qualifiée et de plus en plus étrangère. De ce point de vue, la ZUP a plutôt poursuivi le mouvement d’accueil et d’intégration des immigrés, offrant aux locataires une promotion et une certaine indépendance vis-à-vis des entreprises. Les copropriétés, à l’origine clairement dissociées sur le plan spatial et social, ont tendu, du fait de leur dégradation progressive, à se rapprocher socialement des quartiers locatifs. Souvent l’achat dans les copropriétés de la ZUP a servi de premier investissement à des techniciens et cadres modestes avant la maison individuelle. La revente à perte à des marchands de sommeil, pour louer ou sous-louer à des ménages n’ayant pas accès au parc social, s’est développée. La ZUP est toutefois restée très ouvrière.
« Vers 1970, Vaulx c’étaient des maraîchers au nord du canal de Jonage et l’usine TASE (Textiles artificiels du sud-est) au sud. »
F.B.M. Les municipalités communistes, dirigées par René Carrier (1953-1966) et Robert Many (1966-1977) ont toujours eu le souci du logement social et de son accompagnement (construction de la digue pour mettre la ville à l’abri définitif des inondations, d’un centre de santé, etc.). Les ZUP ont été créées par décret, mais les gouvernements successifs n’ont pas apporté les moyens financiers nécessaires au développement démographique. Et c’est la communauté urbaine de Lyon (Courly), devenue la métropole de Lyon, qui a hérité officiellement de la gestion des ZUP.
J.B. Les trois zones industrielles (deux au nord et une au sud) font partie du même programme que la ZUP et ont accueilli les petites et moyennes entreprises délogées dans les secteurs centraux de Lyon et Villeurbanne. C’était et c’est toujours une très grande variété d’entreprises, correspondant à des secteurs d’activité eux-mêmes très variés.
CC : La TASE, devenue Rhône-Poulenc, a fermé graduellement de 1975 à 1980.
D.T. La direction estimait que ce n’était plus rentable, c’est passé de trois mille salariés à rien, mais progressivement.
J.B. La TASE n’a pas complètement « disparu ». Les cadres de Rhône-Poulenc ont monté CITEX, un bureau d’études proposant la création d’usines textiles clé en main, bureau d’études racheté par Technip, employant près de huit cents ingénieurs et techniciens dans l’ex-usine. Certains d’entre eux habitent maintenant les petites cités TASE, ce qui a conduit à la cohabitation des anciens ouvriers et ouvrières de la TASE avec des cadres supérieurs.
« On avait tout ce qu’on voulait sur place : l’alimentation, les vêtements, la quincaillerie, etc., on sortait assez peu du village et tout le monde se connaissait. »
S.B. Il n’y a pas que la TASE qui a fermé à Vaulx, il y a eu Photogay dans les années 1990 et quelques autres. Mais on a aussi créé des entreprises dans les zones industrielles et artisanales, essentiellement autour de ce qu’on ne peut pas délocaliser (le bâtiment, les transports, la voiture, les services) ; outre Technip, de nouvelles entreprises au sud ont embauché des gens qualifiés et diplômés.
CC : Y a-t-il eu « gentrification » de la ville (au nord ? au sud ?) Si oui, est-ce lié à l’arrivée du métro et du tramway à proximité de l’ancienne usine TASE (quartier dit de « la Soie ») ?
J.B. Il y a eu simultanément paupérisation et gentrification. Cela peut paraître paradoxal, mais il me semble que ce double mouvement explique bien mieux la situation actuelle qu’un mouvement uniforme. Je ne suis pas sûre que les copropriétés très sociales du Carré de Soie relativement à l’agglomération de Lyon aient massivement modifié le caractère encore populaire des habitants. Tout cela demanderait approfondissement.
F.B.M. Diversifier la population peut avoir plusieurs sens contradictoires. Il était bon de créer des établissements culturels et intellectuels. On doit par exemple à la municipalité dirigée par Jean Capievic (1977-1985) l’installation, par transfert, de l’École nationale supérieure d’architecture et de l’École nationale des travaux publics de l’État. Cela a été prolongé, sous le mandat de Maurice Charrier (1985-2009), par l’ouverture du lycée Robert-Doisneau, du planétarium, par la réalisation au sud d’un centre commercial, culturel et social, dit « Carré de Soie ». Il a fallu de la pugnacité pour y arriver.
S.B. Il y a vingt ans, les dirigeants de la Métropole avaient du mépris pour Vaulx (avec ses chômeurs, ses travailleurs pauvres), mais c’est moins le cas aujourd’hui ; la mixité sociale a suscité un débat parfois flou ou caché, à savoir faire fuir les pauvres (par la diminution du pourcentage de logements sociaux). Il fallait au contraire accueillir tout le monde, ne faire fuir personne. S’est posée la question de comment faire face à l’élévation du prix du mètre carré et du relogement des plus pauvres avec les démolitions de HLM en mauvais état. Cela dit, on pourrait discuter des programmes de démolition et de reconstruction. Vaulx-en-Velin, c’est très différent de Givors, même si ce sont toutes deux des communes populaires de la Métropole de Lyon. Givors, à 15 km au sud de Lyon, avec ses espaces agricoles et champêtres, est une banlieue mise au ban sans développement stratégique prévu. Vaulx fait au contraire partie du développement voulu de la Métropole, comme toute la plaine de l’est, en direction du parc de Miribel-Jonage, de l’aéroport, du grand stade, on y a mis en place des infrastructures (tram T3 au sud) avant même l’arrivée des nouveaux habitants. Il s’agit maintenant d’avoir une vision d’avenir pour la Métropole. Celle-ci est complètement dépendante des réseaux de grande distribution, il lui faut une autonomie énergétique et alimentaire : on a bien des terres agricoles dans l’est-lyonnais, mais c’est fragile et, même chez les écologistes, il n’y a pas de vraie politique en la matière.
« Il y a eu simultanément paupérisation et gentrification. »
CC : Il reste donc beaucoup de gens qui travaillent ou habitent à Vaulx et qui ont des conditions apparentées à ce qu’on appelait la « classe ouvrière ».
J.J. Il y a toujours des ouvriers à Vaulx et même plus que l’on ne le pense, il suffit de prendre en semaine le bus C8 de 4 h 47, on y voit deux types de populations : des femmes qui vont pour la plupart faire des ménages sur divers sites et des hommes en bleu de travail et en chaussures de sécurité. Les ouvriers existent, mais ils sont juste invisibles aux yeux de beaucoup car, lorsqu’ils commencent leur journée, les personnes moins mal loties sont encore au lit ou se réveillent. Quand tu commences à 4 heures et que tu termines exténué à 13 heures, tu n’existes pour personne. Au boulot, on ne te valorise jamais pour tes savoir-faire.
Bien sûr, avec les délocalisations et la désindustrialisation, la classe ouvrière traditionnelle de production (industrie lourde, textile) a décliné, mais les chiffres de l’INSEE montrent que sur Vaulx il y a toujours autant d’ouvriers et de petits employés. En outre, les intérimaires sont en général comptés dans la catégorie tertiaire et les auto-entrepreneurs dans la catégorie indépendants. Les PME et TPE ne sont souvent que des masques légaux et juridiques d’une concentration monopolistique extraordinaire. En réalité, une petite boîte de menuiserie, même en SCOP, peut être un sous-traitant de Saint-Gobain. On se heurte à une exploitation aggravée des travailleurs, la taille des syndicats étant elle-même réduite et le travail découpé grâce aux horaires décalés, aux 2 x 8 ou 3 x 8, à la multiplication des CDI intermittents, à l'ubérisation, etc.1
- La dispersion des entreprises a posé des problèmes aux syndicats et aux partis. Comment faire pour reprendre (ou prendre) contact avec les milieux ouvriers, les couches moyennes, créer des cellules interentreprises ? Nous reviendrons sur ces questions dans le prochain numéro avec le politiste Antoine Lévêque.
Propos recueillis par Pierre Crépel auprès de militants associatifs et/ou politiques vaudais : François Bailly-Maitre, Jocelyne Béard, Stéphane Bienvenue, Évelyne Lucas, Jonathan Juillard, Danielle Tarassioux.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024