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Avec l’explosion des géants du numérique (Google, Apple, Facebook, Meta aujourd’hui, Amazon et Microsoft), les politiques de l’évitement fiscal sous toutes ses formes, se sont largement amplifiées, sophistiquées et systématisées. Les gouvernements n’ont pris que des mesures factices.

par Éric Bocquet

En un peu plus d’une génération, ces entreprises de dimension mondiale défient les États du monde qui semblent ne pas encore avoir trouvé la bonne méthode pour faire en sorte que ces géants s’acquittent de leurs impôts. Est-ce tout à fait utopique ou simplement cela relève-t-il d’une volonté politique forte et coordonnée des États du monde ?

Le cas Google
En septembre 2019, le fisc français communiquait avec tambours et trompettes le fait que Google allait payer à l’État une somme de 800 millions d’euros. L’affaire vaut bien sûr d’être creusée dans le détail. En fait, Google aurait dû verser 7 milliards de plus au fisc français. Le problème avec le droit français, c’est que la loi Sapin a créé en 2016 la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), c’est en somme un « plaider coupable » à l’anglo-saxonne, l’entreprise reconnaît sa culpabilité et accepte de signer un chèque en échange d’une absence de poursuites judiciaires. Pas sûr que le citoyen lambda, tout comme nous, trouve juste cette démarche. Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des Comptes publics d’alors déclara : « Il vaut mieux un bon accord qu’un mauvais procès. » Bilan, Google France versera 47 millions d’euros, et Google Irlande, 453 millions d’euros d’amende.

Les paradis fiscaux
Les GAFAM sont très présents dans les paradis fiscaux. Les géants de la Silicon Valley (Californie) comptent de nombreuses entités dans le petit État américain du Delaware, 950 000 habitants, 1,6 million de sociétés enregistrées pour des raisons fiscales et juridiques, bien sûr.

« La lutte contre l’évasion fiscale des grands groupes du numérique doit être au cœur de l’action publique, de manière pérenne et résolue. »

Évoquons ici le cas d’Apple. Deux tiers de ses profits remontent en Irlande (taux d’imposition des sociétés, 12,5 %, taux effectif réel d’Apple : 0,005 %) où le groupe a été autorisé à créer des entités fiscalement apatrides, de drôles de sociétés de droit irlandais sans résidence fiscale déclarée. Le cabinet d’avocats Baker and McKenzie se tourne vers Appleby, autre cabinet d’affaires, présent dans les centres financiers plus compétitifs, Île de man, Jersey et Guernesey (à quarante kilomètres des côtes du Cotentin).
Facebook (devenu Meta en 2021) fait de même, création d’une firme virtuelle aux Îles Caïman, l’entreprise n’est pas présente physiquement, c’est une simple résidence fiscale vers laquelle les royalties, une large part des revenus publicitaires, sont transférées. Elle bénéficie grâce à l’Irlande d’un statut hybride, une société de droit irlandais mais une résidence fiscale aux Îles Caïman.

Des États démunis ?
Le sujet de l’évasion fiscale resurgit régulièrement dans l’actualité, ne serait-ce que dans notre pays ce ne sont pas moins de quinze scandales qui ont été révélés depuis l’affaire Cahuzac en 2013 (Luxleaks, Paradise Papers, Panama Papers, Pandora Papers, Openlux, etc.). Merci aux journalistes d’investigation, aux ONG, aux lanceurs d’alerte !
Le problème étant qu’après quelques jours d’émoi médiatique, le soufflet de l’indignation retombe. Et pourtant, l’enjeu est gigantesque, entre 80 et 100 milliards de pertes fiscales pour notre pays, chaque année. Pour le budget 2022, le déficit annoncé est prévu à près de 160 milliards, et la France va réemprunter l’an prochain 270 milliards d’euros. La lutte contre l’évasion fiscale des grands groupes du numérique doit être au cœur de l’action publique, de manière pérenne et résolue.

Un chantier mondial à ouvrir
C’est aux États qu’il revient de changer les règles du jeu, ce n’est pas aux GAFAM de fixer leur lieu et leur taux d’imposition ! Autour d’un ministère dédié à ce combat, aux moyens humains renforcés, plusieurs chantiers doivent être ouverts.

« Il y a de grands défis devant nous, climatiques, celui des inégalités, l’argent pour les relever se trouve dans les paradis fiscaux. »

Il faut d’abord sortir de l’hypocrisie en établissant une liste claire des paradis fiscaux, à commencer par l’Union européenne, Malte, Chypre, l’Irlande, le Luxembourg, les Pays Bas doivent y figurer sur la base de critères clairs, fiscalité faible, opacité et refus de coopérer. La règle de l’unanimité sur les sujets fiscaux au sein de l’Union européenne (UE) doit être remise en cause (allons vers des majorités qualifiées et des coopérations renforcées, neuf États membres volontaires suffisent). Les relations fiscales entre États sont régies par des conventions bilatérales, ce modèle est dépassé, il est temps de passer à un modèle multilatéral, piloté par l’ONU qui lancerait la tenue d’une COP fiscale internationale, on voit les limites des COP climatiques, mais le combat est de même nature et avancera avec l’engagement citoyen.
Dans les différents traités européens signés depuis le Traité de Rome en 1957, il n’a jamais été question d’engager les États membres sur la voie de l’harmonisation fiscale, en vingt années cet objectif aurait pu être atteint sans difficulté. Il est toujours possible de le décider politiquement, ce choix donnerait à l’Union européenne un poids incontestable dans ce combat mondial. L’autre urgence réside dans l’indispensable transparence. Certains économistes, tel Gabriel Zucman, économiste français à Berkeley, avancent l’idée de la création d’un cadastre financier mondial, tous les systèmes d’opacification doivent être dénoncés (sociétés écran, prête-nom) et il faut engager la responsabilité de tous les créateurs de schémas fiscaux dommageables pour les États comme les avocats fiscalistes, les cabinets d’audit et de conseil, les comptables et les banques.
Notre pays doit être à la pointe de cette lutte incessante, au sein de l’UE et au plan international.
Enfin, nous devrions nous donner l’objectif de créer un organisme international, l’OMC régule le commerce, l’OMS la santé et la finance est gérée par les financiers eux-mêmes, FMI, Banque mondiale… Portons l’idée d’une Organisation mondiale de la finance.
C’est un combat ambitieux, rude, mais tellement indispensable. Il y a de grands défis devant nous, climatiques, celui des inégalités, l’argent pour les relever se trouve dans les paradis fiscaux.

Éric Bocquet est sénateur PCF du Nord.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023