La gravité de la situation qui n’est plus à démontrer nécessite une remise en cause du capitalisme prédateur, de la société de consommation qu’il engendre ainsi qu’un plus grand éveil de notre sensibilité à la nature.
Il y a trente ans, on pouvait peut-être douter du dérèglement climatique et de son origine humaine, du déclin de la biodiversité ; aujourd’hui ce n’est plus permis. Les travaux du GIEC et de l’IPBES sont formels. Les dégâts et les risques sont là, avec une accélération formidable du facteur temps, la responsabilité des humains et surtout de leur système est établie. Ces recherches convergent aussi pour montrer que tout n’est pas perdu, à condition qu’on agisse vite.
Il ne faut pas avoir le fétichisme de « la science », mais quand les résultats sont corroborés par tous les chercheurs sérieux de tous les pays et de formations complémentaires, il s’agit d’un acquis. Les propos de deux ou trois anciens savants à l’ego surdimensionné et à l’autoritarisme bien connu, devenus charlatans, ne peuvent contrebalancer cette certitude. La recherche est donc nécessaire et efficace, mais elle ne peut pas tout ; la science n’a pas vocation à gouverner, les décisions à prendre sont de nature politique.
La responsabilité du capitalisme
La fonte des glaces, les ouragans, la montée des eaux, la désertification, la disparition des espèces, les nouveaux virus,ainsi que le fanatisme religieux ou les krachs boursiers se rient largement des frontières (comme le nuage de Tchernobyl). Le défi ne se limite pas à un changement de président, à telle affaire électorale, il concerne le monde entier et doit être abordé comme tel, et rapidement. Ce monde est hyperconnecté, exporter les nuisances dans les pays pauvres est un stratagème cynique qui ne résout aucun problème planétaire. Les Africains aspirent à juste titre à des conditions de vie moins précaires, à de meilleurs systèmes de santé, à des moyens de transport efficaces, à un minimum de confort. Si leur seule perspective consistait à imiter les modèles capitalistes occidentaux, où serait la solution pour l’avenir de la planète ?
« Depuis quelques années, les partis politiques au pouvoir, y compris les sociaux-démocrates, augmentent de façon importante les budgets militaires et s’enorgueillissent de leurs prouesses industrielles et commerciales en matière de ventes d’armes. »
On parle aujourd’hui d’« anthropocène », pour désigner les changements causés à la planète par les activités humaines. Les responsables de cette situation ne sont pas le hasard, ni la nature, ni « l’homme » en général, mais essentiellement un système social basé sur l’argent, à savoir le capitalisme dans ses diverses variantes, pratiquement dès ses débuts, et, plus qu’on ne croit, par ses expéditions et exploitations coloniales. Certains historiens ou acteurs politiques préfèrent le terme « capitalocène » ; ce n’est pas à nous de trancher, mais cette « nuance » nous paraît digne d’être prise en considération. En effet, il faut combattre l’idée ou l’insinuation que les êtres humains seraient « tous responsables » au même titre. Et on ne doit pas se limiter à des préconisations morales, voire à une culpabilisation des citoyens ordinaires, pour faire payer aux pauvres les dégâts des riches. Il s’agit d’articuler le combat de classe aux luttes environnementales, sans sous-estimer l’un ou l’autre aspect. Il ne peut pas y avoir de changement des rapports homme/nature sans changer le rapport des hommes entre eux ; il faut que ceux-ci aient entre eux des rapports autres que d’exploitation. La croissance effrénée du mouvement du capital exploite la nature et les hommes.
« Exporter les nuisances dans les pays pauvres est un stratagème cynique qui ne résout aucun problème planétaire. »
La « conscientisation », individuelle ou collective, dépasse les mouvements issus de la gauche combative et des syndicats de travailleurs. Dans les manifestations contre le dérèglement climatique, on distingue de plus en plus de pancartes du type « L’écologie sans le social, ça ne vaut rien », « N’opposons pas la fin du mois à la fin du monde ». Plusieurs associations importantes, dont le point de départ semblait limité à des questions particulières, remettent en cause le système économique, social et politique mondial. Les déclarations du pape vont souvent dans le même sens. Les multinationales, les grandes institutions financières, les GAFAM, leurs commis politiques sont en état de concertation permanente (et pas seulement à Davos) ; il est donc indispensable que les peuples coordonnent et organisent mieux leurs luttes face à eux. Contester le capitalisme, c’est nécessairement appeler son remplacement par un autre système, les communistes sont en phase avec cette démarche. Cette complémentarité des défis, des aspirations, des luttes est essentielle. Elle exige cependant d’éviter la confusion ou la dispersion, et encore plus de se perdre dans des dévoiements inquiétants, cas particulièrement criant chez les survivalistes, les complotistes, les antivax émotionnels, les nationalistes. Ces dérives ont des causes multiples ; sacrifier dans l’enseignement les programmes scientifiques et l’apprentissage à l’esprit critique alimente ces dérives que les médias diffusent complaisamment.
Les ravages militaires sont éludés
Après les horreurs nazies, après Hiroshima et Nagasaki, avec l’appel de Stockholm, il y a eu une prise de conscience mondiale non seulement des hécatombes guerrières, mais aussi du fait que la planète elle-même pouvait être détruite. Les scientifiques – et pas seulement Joliot-Curie – ont alors joué un rôle très actif. Malheureusement, les courses aux armements ont continué, même s’il y a eu quelques traités (sans cesse remis en question) pour les édulcorer. Les mouvements pacifistes et humanistes mènent des actions méritoires à cet égard, mais ils sont peu écoutés. Les partis politiques au pouvoir, y compris les sociaux-démocrates, n’ont pris aucune mesure d’envergure. Pire encore, depuis quelques années, ils augmentent de façon importante les budgets militaires et s’enorgueillissent de leurs prouesses industrielles et commerciales en matière de ventes d’armes.
« Ne s’est-on pas habitué à une société d’immédiateté, où on présente le désir de consommer, le bonheur de la dépense comme des buts parfaitement légitimes, où Amazon ferait partie de la solution ? »
Pourquoi ne publie-t-on pas avec quelque éclat le bilan carbone de toutes ces opérations ? Comptons les gaspillages énergétiques, les pollutions, les gaz à effet de serre, les dangers atomiques, liés à ces opérations militaires, même quand cela ne débouche pas directement sur des guerres ; c’est évidemment encore pire quand il y en a, comme aux quatre coins du monde et souvent chez les plus misérables. Il y a là des milliers de milliards qui pourraient servir au contraire à sauver la vie et la planète.
L’illusion techniciste est une impasse
On trouvera toujours une solution technique, veut-on souvent nous faire croire. L’argent public subventionne les entreprises privées à cet effet, et cela sans conditions. Mais, depuis quelques années, les analyses sérieuses ont montré que ces solutions pouvaient être illusoires et qu’en plus elles faisaient l’impasse sur d’autres aspects, notamment sociaux. La voiture électrique, qu’on nous présente comme la nouvelle panacée et qui sert de prétexte pour subventionner sans contrepartie les multinationales de l’automobile, a de graves inconvénients écologiques : son bilan carbone est déplorable. De même, le tout numérique, présenté comme le sauveur des forêts, induit des pollutions différentes, et une autre forme d’hyperconsumérisme. Dans L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like (Les Liens qui libèrent, 2021), Guillaume Pitron montre bien qu’on s’achemine ainsi vers une explosion de la consommation électrique, des gaspillages d’énergie pervers, avec un bilan carbone aussi désastreux : « L’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente trois fois celle d’un pays comme la France. » Et cela va s’aggraver ! L’« homme augmenté », les promesses extravagantes voire glaçantes d’Elon Musk pourraient annoncer pire.
« Il ne peut pas y avoir de changement des rapports homme/nature sans changer le rapport des hommes entre eux ; il faut que ceux-ci aient entre eux des rapports autres que d’exploitation. »
Certains discours vagues sur les énergies renouvelables, même s’ils sont généreux et sincères, peuvent aussi être semeurs d’illusions, lorsqu’ils font l’impasse sur l’état concret souvent balbutiant des recherches actuelles : dans les années qui viennent, comment passer brusquement au tout électrique et, en même temps, fermer les centrales nucléaires au plus vite ? On pourrait aussi croire que des progrès techniques permettant de réduire le coût énergétique d’une même production engendreraient automatiquement une baisse de la consommation énergétique. En fait, paradoxalement, l’histoire a toujours montré le contraire. C’est ce qu’on appelle « l’effet rebond de Jevons » : dans le cadre d’une économie de marché, une diminution du coût débouche sur un accroissement plus rapide de la consommation qui de plus se diversifie. On ne doit donc pas s’en remettre à une hypothétique solution technique miracle globale, contrairement à ce que veut faire croire le « capitalisme vert » (qui fait des profits en polluant et en dépolluant). Il faudra inventer de nouveaux imaginaires, qui nécessiteront de multiples solutions scientifiques locales, peut-être aussi un état d’esprit proche de ce qu’on appelle l’économie sociale et solidaire. Un autre cadre public est indispensable, mais insuffisant.
La nécessaire bataille idéologique
Cela nous conduit à une dernière remarque, si l’on veut effectivement dégager des perspectives. Il faut remonter la pente face à un passif de consumérisme, à une société construite autour de la voiture individuelle, à l’omniprésence de l’agression publicitaire (30 % de l’éclairage), à l’indifférence devant l’obsolescence programmée, au suivi de modes, aux gaspillages. Ne sous-estime-t-on pas ce que cela implique comme révolution culturelle ? Ne s’est-on pas habitué à une société d’immédiateté, où on présente le désir de consommer, le bonheur de la dépense comme des buts parfaitement légitimes, où Amazon ferait partie de la solution ? Il faut aussi changer notre forme de sensibilité au monde naturel. L’expression « débat citoyen » est souvent employée pour ne rien dire, mais nous avons besoin ici d’un vrai débat citoyen mondial.
Luna Garfiolli est philosophe.
Cause commune • novembre/décembre 2021