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Menace d’une crise financière brutale et renforcement des tensions internationales, sous l’impulsion de la politique de Trump, mettent à mal la cohésion de l’Union européenne.

Les rapports entre l’Europe et le reste du monde, en dehors de la question migratoire, ont été l’angle mort du débat public des élections européennes, où la campagne, dans tous les pays, a porté principalement sur des enjeux nationaux. Pourtant, deux sources de tension majeure se conjuguent actuellement pour mettre à rude épreuve la cohésion interne de l’Union européenne. Il s’agit d’abord de la menace de plus en plus précise d’une nouvelle crise financière, plus brutale encore que celle de 2008, car les États ne feront plus face à l’insol­vabilité des banques. Il s’agit ensuite du ren­forcement des tensions internationales, sous l’im­pul­sion de la politique de Trump, qui associe étroitement guerre économique, pressions diplomatiques et menaces militaires.

Les risques d’une crise financière
Le gouvernement américain s’est engagé dans la voie du protectionnisme sur certains produits industriels, contre la Chine d’abord, touchée pour la moitié de ses exportations vers les états-Unis, contre l’Europe ensuite, dans une moindre mesure. Il réactive le principe d’extraterritorialité selon lequel il s’est octroyé le droit d’imposer à des entreprises non états-uniennes un embargo et des sanctions économiques : c’est le cas à l’encontre de Cuba, de l’Iran, du Venezuela, de la Russie. Sur Cuba, la loi Helms-Burton de 1996 vient de ressortir des tiroirs pour renforcer l’embargo, et même relancer les exigences de réappropriation privée des biens nationalisés de la bourgeoisie cubaine installée à Miami.

« La stratégie de la confrontation modifie les rapports États-Unis/Europe et, surtout, accroît les tensions au sein de l’Europe. »

Le but est double : imposer ses vues politiques au reste du monde et affaiblir économiquement les concurrents des firmes américaines. En France, comme conséquence directe, il y a eu la vente de l’entreprise Alstom à General Electric, à la suite d’une lourde amende imposée par la justice américaine, avec peine d’emprisonnement pour ses dirigeants. Avec le résultat que l’on sait : des décisions d’affaiblissement de toute la filière énergétique. Le désengagement de l’industrie des turbines à gaz dans le Territoire de Belfort est ainsi l’occasion pour la multinationale de rapatrier quelques activités sur un site américain dans le cadre de la politique American First de Donald Trump.
Même si cette stratégie non coopérative semble profiter provisoirement à l’économie états-unienne, elle nous rapproche à grands pas d’une nouvelle déflagration économique mondiale dont tous les ingrédients sont présents : la fermeture du marché américain pour des entreprises chinoises et indiennes surendettées, les liquidités considérables qui circulent sur les marchés financiers sans débouché sur l’économie réelle, malgré les immenses besoins sociaux et écologiques.

Les effets de la stratégie américaine de la tension
Du côté politique et militaire, les deux cibles américaines sont désormais bien identifiées : l’Iran et le Venezuela. L’Union européenne s’est montrée incapable de réagir à la rupture de l’accord avec l’Iran sur le nucléaire. En France, Macron a laissé PSA et Renault se retirer et n’a aidé aucune entreprise à rester en Iran.
Même si l’UE et les États-Unis ont des convergences de vue sur le rapport à la Russie, à la Chine et au Venezuela, la stratégie de la confrontation modifie les rapports États-Unis/Europe et, surtout, accroît les tensions au sein de l’Europe, en particulier sur la question de la défense européenne, liée au marché de l’armement. Il y a d’une part les pays de l’Est, comme la Pologne, qui se fournissent en matériel américain et prônent le renforcement direct de l’OTAN ; et d’autre part la France d’Emmanuel Macron et l’Allemagne d’Angela Merkel qui, pour protéger leur industrie militaire, conçoivent la défense européenne comme pilier complémentaire de l’OTAN.

Les facteurs de dislocation dans l’UE
Le marché unique et la gestion de l’euro ont exacerbé les contradictions entre les pays du Nord et ceux du Sud. Les premiers, aux excédents commerciaux, sont devenus les créanciers des seconds, déficitaires. Le capitalisme allemand a capté une part croissante de l’activité, notamment industrielle, au prix d’une précarité et d’une pauvreté croissantes du salariat. Pour ses parts de marché, l’Allemagne se tourne ainsi de plus en plus vers la Chine dont elle est devenue le premier partenaire européen.

« Le gouvernement américain veut imposer ses vues politiques au reste du monde et affaiblir économiquement les concurrents des firmes américaines. »

Enfin, deux secousses récentes ont parachevé la déstabilisation de l’édifice européen : le refus de l’accueil des migrants, témoin de l’incapacité endémique à partager et à coopérer, et le Brexit, qui révèle la force des interdépendances, même pour un pays intégré a minima, et l’existence d’un « coût de sortie » sous-estimé par tous les dirigeants européens.
C’est donc une Union européenne bien fragile qui est exposée aux chocs externes majeurs qui se profilent, alors que ses politiques d’austérité, d’affaiblissement des droits sociaux et d’asphyxie des services publics privent les pays d’un socle essentiel de leur développement.

Les projets contradictoires des bourgeoisies européennes
Les conceptions des classes dirigeantes sur l’avenir de l’Europe sont de moins en moins partagées, en particulier entre France et Allemagne. Elles sont à mettre en lien avec les contradictions croissantes entre les capitalismes européens, qui s’ordonnent schématiquement en trois positions :
• Une insertion dans les réseaux d’échanges mondiaux en position forte : c’est le cas du capital allemand et sa sous-traitance dans les pays de l’Est.
• Une insertion mondiale mais en position de faiblesse. C’est le cas de la France qui cherche dans l’intégration européenne le « ruissellement » des positions allemandes.
• Les capitalismes en marge, comme l’Italie, avec un système productif fait de PME en peine face à la concurrence internationale, payent un lourd tribut aux marchés financiers sur leurs budgets. Une partie du patronat soutient le gouvernement italien avec l’espoir de retrouver des marges de manœuvre à l’intérieur des frontières.

« Plus que jamais, l’alternative d’une Europe de la coopération au service des intérêts populaires et internationalistes est urgente. »

Cette grille de lecture permet de comprendre les divergences actuelles qui s’expriment sur le projet européen. D’un côté, ceux qui poussent à l’intégration néolibérale comme Emmanuel Macron. Il souhaite un Fonds monétaire européen qui serait garant de l’austérité et de la baisse des dépenses publiques, jouant le rôle du FMI actuel. De l’autre côté, le repli nationaliste avec le rétablissement des frontières contre les migrations humaines. Ils contestent le carcan économique européen sans remettre en cause les fondements libéraux de l’UE sur la concurrence et la baisse des dépenses publiques. Enfin, l’Allemagne projette une vision médiane, à la fois un coup d’arrêt à l’intégration économique et un renforcement de l’intégration stratégique et militaire. Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente de la CDU, répond ainsi au projet Macron : « Le centralisme européen, l’étatisme européen, la communautarisation des dettes, l’européanisation des systèmes de protection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie. » Mais elle se déclare favorable au renforcement de Frontex, à plus de convergence dans les programmes d’armements, au renoncement au siège français à l’ONU.
En résumé, on mutualise les armements et le siège à l’ONU, mais pas le financement des services publics. Cet arbitrage correspond en effet aux intérêts du capital allemand : celui d’une protection politique et militaire contre les impérialismes concurrents, mais d’une limitation des engagements financiers sur le territoire européen, car son espace de déploiement se trouve désormais à l’extérieur de l’Europe. Plus que jamais, sous le risque de dislocation interne lié à ses propres contradictions et l’influence des chocs externes qui s’annoncent, l’avenir de l’Union européenne est incertain. Plus que jamais, l’alternative d’une Europe de la coopération au service des intérêts populaires et internationalistes est urgente.

Évelyne Ternant est économiste et secrétaire régionale du PCF en Franche-Comté.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019