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D’une façon particulièrement visible au cours des dernières années, le terme « précarité » s’est imposé avec constance pour décrire l’état de l’enseignement supérieur et de la recherche : précarité étudiante, précarité de la recherche, précarité des formations…

La précarité renvoie aussi aux conditions d’entrée dans les métiers de l’enseignement supérieur et la recherche. Déclinée en formes morale (les jeunes chercheurs étant amenés à faire toujours plus dans l’espoir d’une titularisation toujours moins probable), symbolique (l’expérience doctorale ne suscitant qu’une faible reconnaissance) et, bien sûr, matérielle, cette précarité ne se distingue pas des autres par ses causes – le sous-financement du service public étant admis comme sa source – mais par les remèdes qu’elle appelle.
Les mobilisations abondent pour dénoncer la réalité de cette précarité, qui trouve une expression saillante dans la part croissante d’heures d’enseignement effectuées dans les établissements du supérieur par des travailleurs ne bénéficiant pas d’un statut pérenne. Des organisations durables, d’ampleur nationale, se sont structurées. À force de dénonciation, le phénomène a trouvé à s’inclure dans les revendications portées par les organisations syndicales représentatives du secteur (particulièrement celles affiliées à la FSU et à la CGT), mais aussi dans les réflexions transversales à l’ensemble de l’enseignement supérieur et la recherche, portées par des organisations telles que le Collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES). La précarité des travailleurs de l’enseignement et de la recherche a pu, ici et là, se frayer un chemin jusqu’aux cénacles de la démocratie universitaire, et ses porte-parole y défendre des mesures d’urgence à l’intention de collègues souvent ignorés. Un cortège impressionnant de collectifs, associations et coordinations entreprennent, par discipline ou par établissement, d’organiser celles et ceux qui, souvent, se désignent simplement comme « précaires ».

« Bien plus que la profusion de statuts, l’asynchronie des situations et des attentes rioritaires des précaires engendre une difficulté majeure à faire collectif. »

Ces groupements se signalent par leur profusion mais aussi par l’hétérogénéité de leurs objectifs et modalités d’action : mobilisations ponctuelles ou accompagnement des précaires au quotidien, ils usent de moyens dissemblables et parfois contradictoires pour agir (recours aux élections ou choix de l’anonymat, structuration formelle ou maintien d’une forme labile et horizontale, recherche ou refus d’accords avec les organisations syndicales implantées).
La cause des enseignants et des chercheurs précaires ne pâtit donc nullement d’une absence de combativité ou d’une faiblesse numérique des mobilisations. Déclinée localement et nationalement, elle manque toutefois d’une structure en mesure de coordonner l’accompagnement des précaires sur leur lieu de travail, et la formulation de mots d’ordre à l’échelle d’un secteur professionnel. Une telle structure est néanmoins un horizon sans doute souhaitable pour une cohorte de travailleurs en plein boom, dont l’intérêt est à la fois de faire valoir une parole spécifique sur le devenir d’une université qu’elle contribue à faire vivre, et de lutter pour la défense et l’acquisition de droits encadrant son travail.

Faire catégorie, difficultés et intérêts
Si la diversité des statuts (assistants temporaires vacataires, chargés d’enseignement vacataires, attachés temporaires d’enseignement et de recherche, lecteurs, etc.) est fréquemment invoquée pour expliquer la difficulté éprouvée par les précaires à se reconnaître – et à être reconnus – comme ressortissants d’une même catégorie, il est sans doute fécond de spécifier le problème pour en comprendre les ressorts. Bien plus que la profusion de statuts, l’asynchronie des situations et des attentes prioritaires des précaires engendre une difficulté majeure à faire collectif. En fonction de la distance qui les sépare d’une perspective de recrutement à un poste titulaire, les précaires sont amenés à privilégier des mots d’ordre distincts : l’amélioration du cadre de l’emploi dans un établissement donné est ainsi l’affaire d’un doctorant contractuel bien plus que celle d’un post-doc ; la nécessité d’exiger, au plan national, la mise au concours de davantage de postes titulaires est immédiate pour un post-doc, quand elle demeure lointaine pour un doctorant en début de thèse. L’effet le plus regrettable de cette asynchronie est certainement la mise en concurrence ponctuelle des mots d’ordre, ceci d’autant plus qu’elle ne peut poser que des choix insolubles : faut-il s’assurer d’abord que chacun cotise sur ses heures de travail ou faut-il porter tout l’effort sur l’offre de postes pérennes ?
Il importe d’adjoindre à cet aspect un élément moins fréquemment pris en compte. À l’échelle d’un établissement, il n’est pas rare pour un précaire de constater le dénuement de ses interlocuteurs quant aux impératifs et limites de son statut du moment. Dans les discours, les heures d’enseignement demeurent fréquemment associées à une composante de la formation des jeunes collègues, plutôt qu’à un considérable stock de travail devant de facto être assuré par des précaires, faute de recrutement de personnels titulaires. Sans nier la dimension formatrice des enseignements dans l’expérience doctorale, il est probable que la persistance d’un regard qui minimise le poids global des précaires dans le fonctionnement quotidien de l’enseignement supérieur participe à restreindre le champ de la catégorie. En effet, les précaires s’assimilent – et sont assimilés – d’autant plus volontiers à cette catégorie qu’ils dépendent matériellement de leur activité d’enseignement, et que cette dernière se rapproche quantitativement de celle d’un maître de conférences.

« L’expérience commune de la précarité s’incarne dans des difficultés quotidiennes partagées : être rémunéré dans des délais convenables, exercer des missions d’enseignement dans un cadre administratif et pédagogique sain, bénéficier des dispositifs dévolus aux agents. »

Amenés à vivre et à penser leur activité professionnelle et leur devenir social de façon contrastée, les précaires n’en conservent pas moins une communauté d’existence et d’intérêt essentielle. Par leur partage d’une position transitoire (qui les solidarise alternativement dans l’attente d’ouverture de postes, ou dans le besoin d’une reconnaissance professionnelle de leur condition), par la fonction meuble que leur alloue l’institution (laquelle, indépendamment de la quantité d’enseignement assumé, tend à les traiter en auxiliaires dévolus à « boucher les trous » plutôt qu’en agents à part entière), les précaires font groupe dans l’organisation du travail universitaire et dans leur intérêt à porter des revendications communes de court, moyen et long termes. Cette identité d’intérêt, bien sûr, ne réduit en rien les inégalités qui séparent les travailleurs suivant leur place dans des rapports sociaux qui excèdent et traversent leur secteur, mais aussi suivant leur discipline, leur établissement, leur lieu géographique d’exercice. Mais elle offre une base solide à la constitution d’un horizon organisationnel commun, à même de tenir ensemble les nécessités d’une action immédiate pour l’amélioration de leurs conditions de travail et celles d’un combat de longue haleine pour leurs perspectives de titularisation.

S’unir pour quoi ?
L’expérience commune de la précarité s’incarne dans des difficultés quotidiennes partagées : être rémunéré dans des délais convenables – parfois être simplement rémunéré –, exercer des missions d’enseignement dans un cadre administratif et pédagogique sain, bénéficier des dispositifs dévolus aux agents (accès à la restauration, remboursement des frais de transports) sont autant d’attentes légitimes auxquelles l’employeur répond rarement de manière satisfaisante. La défense quotidienne des précaires s’incarnerait avec profit dans une action intéressée à mutualiser ces démarches et à en systématiser les modalités de règlement.
De même, travailler à une meilleure inclusion du personnel non titulaire dans l’action des organismes investis de sa protection apparaît comme une nécessité. Trop souvent peu informés, et en retour difficilement touchés par ces organismes, peu de précaires se tournent par exemple vers les CHSCT de leur établissement, pourtant fondés à les accompagner.

« Agir pour la revalorisation ne revient aucunement à “enterrer les statuts” de la fonction publique, mais au contraire à rendre plus coûteux le choix de les démanteler. »

Le développement d’une œuvre quotidienne d’assistance et d’organisation locale répond à la fois à une nécessité prophylactique immédiate, à un objectif impérieux de mobilisation pérenne et à une étape incontournable de développement de revendications, particulièrement dans le domaine de la contractualisation du travail. Organisés au sein du Collectif des enseignants et chercheurs précaires (CECPN) de Nanterre, fondé en 2019 et représenté dans les conseils centraux de l’université Paris-Nanterre, les précaires de Nanterre ont pu agir en ce sens, en orientant leur action vers la contractualisation du travail, via l’obtention de mesures progressives permettant de cotiser et de recharger les droits au chômage.

Créer un syndicat des précaires de l’enseignement supérieur
Unifiées dans un cadre global commun, ces revendications visant l’alignement des conditions de travail des précaires sur la norme de l’emploi contractuel présentent l’intérêt majeur de ne pas trancher entre l’urgence de remédier à l’indigence de ces conditions et l’exigence de postes titulaires. Car c’est précisément en luttant pour la revalorisation massive des vacations et des faux temps partiels – lesquels, en l’état, sont autant de tentations pour un service public anémié par la désertion de l’État de recourir à une armée de réserve aisément corvéable – que les précaires contribueront à faire advenir les conditions d’une reconstruction du service public, adossée à des postes permanents. Agir pour la revalorisation, en somme, ne revient aucunement à « enterrer les statuts » de la fonction publique, mais au contraire à rendre plus coûteux le choix de les démanteler.
Atteindre ces objectifs relève sans aucun doute de l’action syndicale. Seule à même de tenir durablement ensemble impératifs locaux et nationaux, une structure fédérant, sur la base du travail, le grand nombre de celles et ceux qui dans l’ombre contribuent à faire fonctionner l’Université apparaît indispensable. En mesure de porter une mémoire militante, d’assurer sa propre reproduction et sa déclinaison locale, de former et d’assumer une parole unitaire dans tous les cadres opportuns, un syndicat des précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche est nécessaire. Sa réalisation n’est pas hors de portée, tant le besoin objectif d’une telle force semble rencontrer un état subjectif largement partagé parmi celles et ceux qui n’ont rien d’autre à perdre que l’incertitude et le pessimisme de leur condition. Les conjurer ne tient au fond qu’à la certitude que, comme ont coutume de le répéter les précaires de Nanterre organisés au sein du CECPN, « nous sommes le grand nombre ».

Benjamin Riviale est politiste. Il est doctorant en science politique à l'université de Paris-Nanterre. Il est membre collectif des enseignants chercheurs précaires de l’université Paris-Nanterre.

Cause commune • janvier/février 2022