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Les pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan) occupent une place singulière dans le monde musulman, en raison de leur histoire récente, marquée par l’expérience soviétique. Depuis leur indépendance en 1991, leur politique religieuse allie une plus grande tolérance vis-à-vis des pratiques rituelles à une volonté renouvelée de régulation et de contrôle de la communauté musulmane et à une répression de l’islam politique.

Des populations majoritairement sunnites

La majorité de la population centrasiatique se réclame d’un islam sunnite de rite hanéfite. Présent en Asie centrale depuis le VIIIe siècle, l’islam est porteur d’une histoire longue et riche, incarnée par des figures reconnues dans l’ensemble du monde musulman, comme Mouhammad Al-Boukhari (810-870) , auteur de l’un des principaux recueils de hadiths, Ahmet Yasawi (1093-1166) et Bahauddin Naqchband (1318-1389), respectivement fondateur et maître d’importantes confréries soufies. Les populations musulmanes voisinent avec quelques populations juives orientales et avec des populations chrétiennes, essentiellement orthodoxes, arrivées dans la région pendant les périodes tsariste et soviétique. Cette diversité ne nourrit pas d’hostilité confessionnelle, sauf exception.

États laïques, islam officiel et islam national

Les pays d’Asie centrale ont réaffirmé à leur indépendance leur statut d’États laïques, reprenant le principe déjà présent dans la dernière Constitution soviétique de séparation de la religion et de l’État. De même, leurs Constitutions, qui n’établissent aucune distinction entre les religions, garantissent la liberté de croyance et de culte. Ils reconnaissent néanmoins un statut officiel à l’islam.

Dans chaque pays existe une direction spirituelle des musulmans, qui est héritière de la direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale (SADUM), créée en 1943 par Staline. Dirigées par un mufti, elles encadrent la communauté musulmane et contrôlent le clergé, à travers la gestion des mosquées et des médressés, la nomination des imams, l’émission de fatwas ou la publication de textes religieux, en lien étroit avec le pouvoir politique. Leur rôle est donc essentiel, même si leur autorité n’a jamais été acceptée par tous.

Engagées dans la consolidation des États-nations, les autorités centrasiatiques s’appuient aujour­d’hui sur ces institutions pour promouvoir un islam national, qu’elles considèrent comme un des fondements de la tradition et de l’identité. Elles honorent ainsi des figures musulmanes locales, de même qu’elles encouragent les pratiques religieuses jugées singulières (culte des saints, etc.). La majorité de la population adhère à cette conception d’un islam patrimonialisé pensé comme vecteur de sagesse et de tolérance. 

« Depuis les indépendances, la religion occupe une place grandissante dans des sociétés centrasiatiques qui ont enduré dans les années 1990 une crise économique et sociale de grande ampleur.  »

Cette promotion de l’islam national diffère nettement de la politique conduite par l’État soviétique qui, dans les années 1920 et 1930, a fermé des centaines de mosquées et d’écoles coraniques, réprimé les savants musulmans, interdit l’aumône légale, condamné la polygamie ou limité les manifestations publiques de la foi.

Le pouvoir bolchevique avait également lancé en 1927 une campagne de lutte contre les « archaïsmes » religieux et sociaux, connue sous le nom de Hujum, qui condamnait notamment le port du voile islamique, en même temps qu’il favorisait l’accès des femmes au travail salarié et celui des filles aux écoles publiques, l’instruction devenant obligatoire au début des années 1930. À partir de la période brejnévienne, la politique religieuse s’est montrée plus tolérante, notamment face à la transmission des savoirs religieux, tâche qui revenait à des hommes d’autorité mais aussi à des femmes prédicatrices, les otin. Dans les campagnes, ce contexte moins répressif a vu la sphère religieuse s’imbriquer dans les structures économiques, ouvrant la voie à un renforcement de l’islam.

Un « retour » de l’islam ?

Depuis les indépendances, la religion occupe une place grandissante dans des sociétés centrasiatiques qui ont enduré dans les années 1990 une crise économique et sociale de grande ampleur. L’abandon de la doctrine athéiste, l’ouverture de nombreuses mosquées, la banalisation des pratiques et rituels musulmans dans un contexte de mise en valeur des traditions (jeûne du ramadan, récitation des prières, fête de circoncision, port du voile, pèlerinage, développement des certifications halal, etc.) concourent à faire de l’islam une réalité quotidienne dans la sphère privée mais aussi dans le domaine public. Ceci conduit souvent à considérer que la disparition de l’URSS coïncide avec un retour de l’islam et, plus largement, du religieux. Les croyances et les pratiques musulmanes étaient pourtant restées centrales dans la majorité des familles durant la période soviétique. La quasi-totalité des funérailles se déroulaient ainsi selon le rite musulman.

« Après avoir assuré la pérennité des États indépendants, les autoritéscentrasiatiques doivent répondre au défi du développement pour offrir des perspectives à une jeunesse nombreuse, jusqu’alors souvent contrainte de migrer et quelquefois sensible à la radicalité islamiste. »

Le redéploiement de l’islam masque un spectre de pratiques religieuses très large, nourri aussi bien par les traditions nationales, le passé russo-soviétique que les normes de l’islam globalisé. Parmi ceux qui se déclarent musulmans, on compte ainsi des personnes qui combinent foi, vêtements courts et consommation d’alcool, comme des personnes qui se conforment à une lecture du dogme islamique inspirée des courants salafistes. 

Une insertion nouvelle dans le monde musulman

Depuis 1991, les pays d’Asie centrale, qui ont adhéré à l’Organisation de la coopération islamique, ont tissé des relations politiques, économiques, culturelles et religieuses avec le monde musulman, après en avoir été largement isolés pendant la période soviétique. Dans ce contexte, ils s’insèrent dans les réseaux de l’islam globalisé, à travers le financement d’institutions religieuses par des intérêts saoudiens, qataris, émiratis ou turcs ; la circulation de différentes littératures et pensées islamiques et islamistes ; le développement du tourisme religieux sur les hauts lieux de l’islam centrasiatique ; la mobilité des Centrasiatiques vers des lieux centraux du monde musulman, qu’ils soient des lieux de formation (université Al-Azhar), de pèlerinage (hadj) ou d’engagement armé au nom de l’islam ; l’implantation en Asie centrale de nouveaux mouvements religieux, souvent islamistes. À côté de courants apparentés à l’islam turc ou arabe, tels le Hizb-ut Tahrir, le mouvement islamiste Jama’at al Tabligh, né dans les années 1920 en Inde, déploie ainsi son activité au Kirghizstan.

Des autorités en lutte contre l’islam politique

Face à l’influence croissante des courants fondamentalistes, les États centrasiatiques affichent leur opposition à l’islam politique et, quand ils en ont les moyens, répriment ses militants. Aucun parti islamiste n’a ainsi d’existence légale dans la région depuis que le Parti de la renaissance islamique (PRI) a été interdit au Tadjikistan en 2015.

« Face à l’influence croissante des courants fondamentalistes, les États centrasiatiques affichent leur opposition à l’islam politique et, quand ils en ont les moyens, répriment ses militants.  »

Depuis leur indépendance, tous les pays d’Asie centrale ont été confrontés à l’activité de groupes islamistes, y compris armés. Le Tadjikistan fut, de 1992 à 1997, le théâtre d’une guerre civile entre des forces « néocommunistes » et des forces « islamistes et démocrates » à l’origine de plusieurs dizaines de milliers de victimes et plusieurs centaines de milliers de réfugiés. Au tournant des années 2000, l’Ouzbékistan a été la cible d’attaques menées par le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) depuis le Tadjikistan et l’Afghanistan. Plus récemment, des attaques et des attentats ont été commis au Kirghizstan, au Kazakhstan et au Tadjikistan. Quelques milliers de combattants djihadistes venant d’Asie centrale se sont par ailleurs engagés en Syrie et en Irak mais aussi en Afghanistan où le MIO guerroie aux côtés de l’État islamique. En outre, plusieurs Centrasiatiques ont été impliqués dans des attentats en Russie, en Turquie, en Suède ou aux États-Unis. Pour autant, il est excessif de considérer l’Asie centrale comme un foyer majeur de radicalisation islamiste, malgré son influence réelle, notamment au Kirghizstan.

« Les pays d’Asie centrale ont réaffirmé à leur indépendance leur statut d’États laïques, reprenant le principe déjà présent dans la dernière Constitution soviétique de séparation de la religion et de l’État. »

Depuis le début des années 2000, les gouvernants ont instrumentalisé ce danger pour justifier leur politique autoritaire (sans toutefois que les États aient été réellement menacés). Mais leur lutte contre l’islamisme et le terrorisme ne peut se limiter à une approche sécuritaire, ou à une approche religieuse, même si la libéralisation des pratiques musulmanes traditionnelles décidée par le nouveau président de l’Ouzbékistan ôte un argument important aux militants islamistes. Après avoir assuré la pérennité des États indépendants, les autorités centrasiatiques doivent répondre au défi du développement pour offrir des perspectives à une jeunesse nombreuse, jusqu’alors souvent contrainte de migrer et quelquefois sensible à la radicalité islamiste.

Julien Thorez est géographe. Il est chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021