Les rapports qui se sont construits entre centres et périphéries sont des facteurs d’injustice dont la pandémie a été une nouvelle fois le révélateur.
L’ idée démocratique, voilà bien quelque chose d’éminemment géographique. Quant à la pratique des espaces (publics, verts, privés, montagnards, protégés...), existe-t-il quelque chose de plus partagé que cela ?
Le rapport centre-périphéries
La lecture marxiste de l’espace se fait au prisme d’un rapport asymétrique entre des centres et des périphéries. Les centres, urbains, c’est-à-dire les métropoles, les « villes-mères » si on en suit l’étymologie, sont les lieux d’accumulation, du capital, des échanges, des fonctions urbaines, de la production avant de la repousser aux périphéries immédiates. Dans ce rapport centre-périphéries on trouvera la relation ville-campagne qui ne dit plus grand-chose aujourd’hui du lien alimentaire qui la structurait.
Les centres urbains reposent historiquement sur une appropriation territoriale des alentours, voire une colonisation. C’est-à-dire que l’organisation du territoire repose sur l’idée d’une soumission d’un espace à un autre, donc par logique, des habitantes et habitants de l’un aux responsables de l’autre.
Mais si on parle de démocratie, ce type de relation, a priori, n’est plus de mise. La démocratie induit l’idée de justice dans les processus de décision bien sûr, mais aussi dans la redistribution. Alors penser ensemble démocratie et espace amène à englober dans un même mouvement l’équité territoriale et l’équité sociale, l’espace et les êtres qui l’habitent. Penser l’un et l’autre donne à voir l’imbrication des décisions et de leurs effets, souvent au-delà des limites des territoires sur lesquels les décisions portent. C’est une banalité que de dire que ce qui se décide, par exemple à Paris, a des effets dans chacune des communes de sa région. Cela vaut pour chaque ville-métropole avec son aire urbaine. Banalité certes, mais argument utilisé pour ne retenir qu’un lieu de décision : au prétexte d’une influence sur une aire métropolitaine, ce sont les communes comme lieu du projet politique de proximité qui sont mises en question.
« La démocratie induit l’idée de justice dans les processus de décision bien sûr, mais aussi dans la redistribution. »
Tout ceci concerne des cadres politiques institutionnels et suffit à lire l’injustice spatiale sous la forme de hiérarchies et donc de la continuité d’un rapport de domination. Les inégalités territoriales sont donc classiquement décrites entre espaces dits des marges et d’autres centraux et ceci à toutes les échelles, du local au global pour reprendre une antienne connue. Pourtant, il en existe d’autres qui n’influent pas moins sur la vie quotidienne, sur la réalité spatiale de la démocratie, qui ont à voir avec les émotions et l’environnement.
Les territoires des marges
L’épisode de pandémie que le monde vit dans sa quasi-globalité cette année fait apparaître avec un effet de loupe ce qui était déjà existant. Le mélange de la peur et des territoires des marges fonctionne assez bien pour installer les rapports de pouvoir sur d’autres bases que celles de la démocratie. La peur est de ces émotions qui ont tant de force qu’elles influent sur le cours des pratiques spatiales. Ces peurs de personnes extérieures à l’idée de circuler en zones violentes, peurs entre habitants subissant et/ou alimentant les diverses formes de contrôle social, peurs de l’époque, contenue dans le spectre de la perte du peu que l’on a, se trouvent projetées dans ces marges, à leur tour représentées comme réceptacle de celles et ceux qui font peur. Quelle que soit la période, les pauvres, très pauvres, êtres en migration, êtres sans maison… causent toujours autant de frayeur. La peur met en scène ces périphéries comme la spatialisation de la perspective d’un déclassement social autant que comme la représentation d’un « rebut » que des classes sociales intermédiaires consentent parfois à reconquérir alimentant le processus plus large de gentrification.
Les rapports sociaux hiérarchisés, asymétriques, donc conflictuels produisent sur l’ensemble des territoires un sentiment commun : la peur, traduction d’incompréhensions autant qu’outil de domination. La peur est une discrimination genrée, racialisée, classiste, faisant planer une dangerosité liée autant aux personnes qu’aux territoires où chacune et chacun prend la mesure de sa vulnérabilité. La peur n’est pas seulement un sentiment commun à chacune et chacun d’entre nous, dont sans doute le plus ancré est la peur de mourir, mais aussi un moyen de gouvernement, comme pendant à la violence dont elle est inhérente. L’alimentation de la peur passe ainsi périodiquement par des « géographies médiatiques » des no go zones qui inquiètent, vulnérabilisent, en même temps qu’elles soulagent toute personne qui en est soustraite.
L’utilisation de ces ressorts par temps de pandémie a induit des humiliations supplémentaires, les populations dont on a peur vivent ces injonctions sociales comme une violence de moins en moins souvent symbolique. Violence du mépris, mais également violence de la non-prise en compte de la parole, on n’entend pas ceux dont on a peur.
Corinne Luxembourg est géographe. Elle est coresponsable de la rubrique Production de territoires.
Cause commune n° 18 • juillet/août 2020