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Depuis des mois, à tout le moins, un procès en obscurantisme est fait à notre peuple. Crédule et naïf, il prendrait la première vessie venue pour une épatante lanterne. Il fallut même forger un mot nouveau pour désigner ce grand aliment populaire supposé : « l’infox ». (On disait jadis « fausse nouvelle » mais cela ne devait pas suffire pour exprimer correctement les ravages inédits.) On répéta donc à qui voulait l’entendre qu’au pays de Pasteur, on se défiait des vaccins, mû par on ne sait quel obscurantisme. Comment ne pas céder face à la netteté des sondages ? 50 % ne disaient-ils pas leur refus de se faire vacciner en novembre dernier et, pis, 58 % selon le sondage Odoxa/Le Figaro publié au début du mois de janvier 2021 ? Et chacun, en beaux lieux, de gloser à demi-mot sur ce peuple français bien bête qui ne mérite décidément pas ses élites éclairées.

« Qui ne se contente pas des gros titres ne trouvera pas en France ce peuple définitivement gagné à un irrationalisme foncier, comme on tend à le dire ici ou là. »

Pourtant, si on creuse ce même sondage, il faut accepter que le diagnostic est un peu rapide... À la question « Vous, personnellement, vous ferez-vous vacciner ? », on obtient bien 58 % de NON mais le taux varie très considérablement selon l’âge. Il monte ainsi à 74 % chez les 18-24 ans. Quoi d’étonnant ou de pathologiquement irrationnel quand on ne cesse de dire (et de montrer) que le virus affecte en premier lieu les plus âgés d’entre nous ? Ceux-ci (les plus de 65 ans, selon la classification du sondage) répondent d’ailleurs fort majoritairement OUI à cette même question. Poursuivons : quand on propose aux sondés d’indiquer leur accord ou désaccord face à telle ou telle raison de ne pas se vacciner, ils sont nombreux à approuver l’énoncé « C’est une décision raisonnable face à une nouvelle maladie et un nouveau vaccin. » On est loin de la supposée hostilité systématique à tout vaccin. Sondage pour sondage, indiquons l’étude de Santé publique France du printemps 2019, selon laquelle plus de 90% des parents jugent importante pour la santé des enfants la vaccination des petits. Qui ne se contente pas des gros titres ne trouvera pas en France ce peuple définitivement gagné à un irrationalisme foncier, comme on tend à le dire ici ou là.
Appelons les choses par leur nom : ce récurrent procès en irrationalisme n’est à bien des égards que l’expression masquée d’un incurable mépris de classe. Qu’il est difficile de concéder au bas peuple la faculté de penser...
Pourtant, on n’épuise sans doute pas le sujet en apportant ces fortes nuances. La pandémie, par sa soudaineté, l’ampleur de ses conséquences, et ses origines encore inexpliquées, n’a pas laissé de placer des milliards d’êtres humains devant des questions sans réponse. Comme souvent en pareil cas, un certain nombre d’explications trouvent force et dynamisme : la lecture religieuse (châtiment divin) ou ce qui ressemble à sa version laïcisée et appauvrie, la lecture complotiste (un petit groupe est à l’origine du fléau et tire les ficelles à son profit). La première comme la deuxième n’ont pas besoin de preuves ; la difficulté d’en trouver est même comprise dans le raisonnement (l’ordre divin n’est que très imparfaitement accessible aux humains ; le complot est, par principe, caché donc difficile à prouver). La première comme la deuxième sont des clés qui ouvrent toutes les portes avec une certaine cohérence et une extrême facilité. Qu’avons-nous de si solide à opposer face à ces systèmes qui éliminent si nettement toutes les zones d’ombre possibles ? Chaussez ces lunettes : il n’est plus de mystère. Prenez les nôtres : vous voici presque taupe et la tête pleine de questions. (Évidemment, il ne s’agit pas d’assimiler d’une manière générale religion et complotisme, phénomènes humains très différents l’un de l’autre.)

« Le caractère circulaire du raisonnement complotiste rend bien difficiles l'échange et l'argumentation. »

Cela n’a l’air de rien mais c’est assurément un enjeu politique, et peut-être pas le plus petit. Le caractère circulaire du raisonnement complotiste rend bien difficiles l’échange et l’argumentation. Si vous contestez le complot, c’est que vous êtes naïf ou, pire, complice. À vous de choisir : tocard ou salaud. Militant ou militante d’une organisation politique, vous aurez tôt fait d’être classé dans la deuxième catégorie, avec le risque que les oreilles se ferment absolument. À noter que la première option n’est guère plus enviable quand on engage une discussion politique... Une barrière de plus sur le chemin de la conscience de classe.
Frein à l’échange rationnel, le complotisme peut aussi être moteur d’actions désorientées. Quand Hold up vous serine que le confinement est inutile et le masque sans intérêt face à ce qui ne serait finalement qu’une petite grippe, des gestes s’ensuivent, pour le moins mal avisés. Si on quitte les rives du siècle pour prendre un peu de hauteur, on n’aura garde de sous-estimer la puissance de pareils phénomènes. Jadis, le grand historien Georges Lefebvre n’a-t-il pas consacré un livre majeur à la « Grande Peur » qui, dans les premiers temps de la Révolution, ébranla le pays ? Mais justement, plutôt que d’adopter un point de vue de surplomb ricaneur se rendant incapable de comprendre ceux qui crurent au « complot », il faut suivre la voie tracée par le lucide érudit : « Qu’est-ce que la grande peur sinon une gigantesque “fausse nouvelle” ? L’objet de ce livre est d’expliquer pourquoi elle a paru vraisemblable. » On n’aura bien sûr pas la prétention d’offrir dans ces quelques paragraphes quoi que ce soit qui approche le maître ouvrage cité (et qui gagnerait à être largement lu ou relu) ; on voudrait simplement pointer quelques pistes de réflexion.
Qu’y a-t-il derrière la plupart de ces complots ? L’idée qu’un petit groupe, cynique et menteur, profite des malheurs du grand nombre.
Pourquoi sont-ils crus par un nombre substantiel de personnes ? Il faudrait assurément citer mille et une raisons, ancrées dans la diversité des réalités biographiques des « croyants ». Mais tentons quelques hypothèses plus générales. Sans doute parce que l’expérience du mensonge venu d’en haut est communément partagée. Le « nuage de Tchernobyl » est proverbial ; le sang contaminé... Voici pour l’État et les autorités sanitaires. Pour ce qui est de l’industrie pharmaceutique, le Médiator n’est qu’un scandale parmi d’autres ayant développé l’idée qu’on ne devait pas toujours croire sur parole ce qu’une grande entreprise de santé vous disait. Mais montons un peu en généralité.

« Ce qui manque le plus, c'est une culture dialectique. Le complotiste voit des individus aux intentions mauvaises mais manque complètement système et contradictions. »

Au fond, comment en vient-on à penser que certains industriels disent vouloir votre bien mais veulent en fait votre argent, quitte à vous tuer, dans le silence plus ou moins complice d’un personnel politique corrompu ? Ne serait-ce pas la traduction très confuse de la perception de la logique profonde du capitalisme et de la relative unité/solidarité de la bourgeoisie ? Autrement dit, pourquoi ça prend ? Parce que cela s’appuie sur des éléments fondamentalement justes. On pourrait presque dire que le complotiste comprend mieux certains aspects du monde que celui qui croit sur parole les déclarations fabriquées par quelque cabinet de conseil. Et pourtant, on l’a dit, rien ne va dans la pensée complotiste, foutraque et détraquée, foncièrement inopérante. Alors, qu’est-ce qui manque et qui transforme ce qui pourrait être une esquisse prometteuse en une pensée aberrante et finalement dangereuse ? De la rationalité, comme on le dit souvent ? Sans doute. Un peu. Mais le problème premier est ailleurs. Ce qui manque le plus, c’est une culture dialectique. Le complotiste voit des individus aux intentions mauvaises mais manque complètement système et contradictions. C’est ce qui met tout par terre. C’est ce qu’il faut mettre debout. Patiemment. Résolument.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.



Précision…

En septembre 2017, La Revue du projet devenait Cause commune. Revue d’action politique du PCF. Bien sûr, l’association de ce substantif (Cause) et de cet adjectif (commune) ne naît pas en 2017. Un coup d’œil parmi les titres du catalogue de la Bibliothèque nationale de France mêle aussi bien mazarinades qu’adresses à la Convention nationale ou périodiques d’émigrés russes. C’est également le titre de collections chez certains éditeurs dans les années 1970, celui d’une maison publiant un magazine d’information bosniaque dans les années 1990, celui du bulletin de l’OPHLM du Haut-Rhin, celui d’un recueil de poèmes de l’ami Francis Combes, celui d’une revue des années 2000, d’une radio, etc. Pour autant, dans le domaine de la presse et de l’édition, à partir du moment où la revue a été lancée par le PCF, nous avons déposé le nom à l’Institut national de la propriété industrielle pour éviter tout usage malveillant. Cela ne concerne bien sûr que ce domaine et il n’était évidemment pas dans notre intention d’empêcher de vivre la petite radio associative qui existait déjà avant notre création et a continué sa route depuis lors. Cependant, lorsque des bruits ont fait état du lancement d’un mouvement politique portant le nom de notre revue, il a vite été précisé ce que le PCF pensait de cette initiative très mal à propos (Fabien Roussel, Europe 1, 12 novembre 2020). À cette heure, il n’est plus question de ce mouvement, ce dont nous nous réjouissons pour la clarté du débat public. Cause commune. Revue d’action politique du PCF.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021