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La domination monétaire des États-Unis, basée sur la centralité du dollar, s’est imposée après 1944 face aux projets alternatifs de structuration du système monétaire international, notamment face au plan Keynes de 1943, pourtant toujours d’actualité.

L’unilatéralisme du système monétaire « international » octroie à la puissance émettrice de la monnaie dominant les échanges internationaux, les États-Unis, un avantage lui permettant d’influencer les politiques économiques des pays faisant usage du dollar. En l’absence d’une monnaie proprement internationale, les participants aux échanges utilisent des monnaies nationales (en fait, seulement un petit nombre de monnaies nationales) pour procéder aux paiements internationaux. Ils sont aujourd’hui largement incités à faire usage de la monnaie américaine.

Le poids de l’acquisition de liquidité internationale
En raison de cette situation, les participants aux échanges s’exposent à un certain nombre de problèmes, particulièrement dans les pays sous-développés : problèmes liés à l’accès à la liquidité, avec des pénuries qui se manifestent durant les périodes de crise ; problèmes d’accès aux infrastructures de paiement en cas de sanctions dont la puissance émettrice de la monnaie peut faire usage. L’un comme l’autre sont utilisés par les États-Unis pour aligner les pays dépendants du dollar sur sa politique économique ou sur sa politique étrangère.
Le problème de l’acquisition de liquidité internationale n’est pas nouveau. Un effort s’impose de fait à l’ensemble des pays contraints d’utiliser une monnaie étrangère pour accéder aux échanges internationaux. Cette contrainte peut être expliquée selon la logique suivante : imaginons une entreprise située en Malaisie et ayant besoin de dollars américains nécessaires à ses importations de biens d’équipement et à sa trésorerie. L’entreprise va emprunter un montant P de dollars. Elle devra rembourser, à échéance, le principal plus les intérêts du prêt. Grâce aux dépenses d’investissement de biens d’équipement et à la mise en route de la production, l’entreprise va exporter et générer des revenus, avec lesquels elle pourra rembourser le prêt. Il faut donc que ces revenus soient supérieurs aux dépenses liées au remboursement du prêt (intérêts et principal). Cette contrainte de survie induit une pression compétitive qui pèse sur les marges de manœuvre du pays. Elle est d’autant plus pesante que les pays sont en concurrence sur les marchés d’exportations.
Le problème de l’accès à la liquidité apparaît clairement dans les épisodes de crise économique, qui donnent lieu à des rapatriements brutaux de capitaux et à un gel des crédits interbancaires. La crise de 2008 en a donné un fameux exemple. Elle était avant tout une crise dont l’épicentre était l’économie américaine, mais la crise de confiance du système bancaire américain a généré de graves dysfonctionnements dans le financement du commerce international. Certains pays, comme la Corée du Sud, qui n’auraient pas dû subir les effets – ou très peu – de la crise des subprimes ont été victimes d’une pénurie de dollars.

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Ayant eu très tôt conscience du problème de la rareté de la monnaie internationale, dès Bretton Woods, les gouvernements ont créé des institutions pour essayer de réallouer la liquidité. La tentative de l’économie mondiale de se doter d’institutions telles que le Fonds monétaire international, créé en 1944 par les accords de Bretton Woods ou d’instruments tels que les droits de tirages spéciaux (DTS), créés en 1969, pour redistribuer la liquidité internationale, se heurte à l’impossibilité de connaître à l’avance les besoins en liquidité générés par les échanges internationaux. Ce problème avait déjà été démontré par Keynes, lorsque celui-ci cherchait à défendre son plan.
Dans le cadre du système hérité de Bretton Woods, ces manquements résultent des préférences américaines en la matière. Alors que le plan Keynes prévoyait un système de découverts automatiques autant que de besoin pour les échanges internationaux, les États-Unis souhaitaient conserver à des fins de domination la main sur les leviers d’allocation de la monnaie « internationale ».
Pour se prémunir des épisodes de pénurie de liquidités, les autres pays doivent développer des stratégies complexes. Beaucoup tentent d’éviter toute pénurie en développant des stratégies d’accumulation de réserves de change, à travers des politiques mercantilistes. Cette stratégie est pénible à mettre en œuvre car elle demande des efforts considérables aux populations, et la concurrence internationale rend ses résultats incertains.

« Alors que le plan Keynes prévoyait un système de découverts automatiques autant que de besoin pour les échanges internationaux, les États-Unis souhaitaient conserver à des fins de domination la main sur les leviers d’allocation de la monnaie “internationale”. »

Une autre solution, réservée à un nombre réduit de pays, est de signer des accords de swaps (technique financière consistant en un échange de crédits) avec la Réserve fédérale, afin de se prémunir de tout risque de pénurie. Ces accords se sont développés à la suite de la crise des subprimes. Ils sont représentés dans le schéma de la page précédente. Les États-Unis se trouvent ainsi au centre d’un réseau de coopération entre banques centrales ayant pour but de maintenir constant l’approvisionnement en dollars. L’octroi des lignes de crédit par la banque centrale américaine dépend de critères politiques (exemple de l’Inde ou du Chili non retenus, contrairement au Mexique, ou au Brésil), la Réserve fédérale ne jouant le rôle de prêteur en dernier ressort international que pour une liste restreinte de pays alliés.

Les difficultés d’accès aux infrastructures de paiement
Venons-en au second problème, l’accès aux infrastructures de paiement. Les systèmes monétaires actuels reposent sur un système de paiement hiérarchisé. Les établissements bancaires créent la monnaie à l’occasion des opérations de crédit, et passent par leur compte à la banque centrale pour les règlements interbancaires. Les banques centrales fournissent les moyens de paiement interbancaires et assurent le bon déroulement des opérations. Points de passage obligés pour l’accès au système de paiement, elles imposent également des normes et des conventions, conditionnant l’accès au système. Les banques commerciales sont tenues de les respecter, faute de quoi elles pourraient se voir privées des opérations interbancaires, ce qui reviendrait à les exclure du système et conduirait à leur liquidation immédiate.

« La crise de 2008 était avant tout une crise dont l’épicentre était l’économie américaine, mais la crise de confiance du système bancaire américain a généré de graves dysfonctionnements dans le financement du commerce international. »

Or les institutions du dollar américain, qui centralisent les comptes et exécutent les paiements, appliquent les lois américaines. Dans ce cadre, lorsque l’OFAC (Office of Foreign Assets Control) place sur liste noire une série d’établissements, voire les entités d’un pays entier, il devient impossible pour tout acteur relié aux systèmes de paiement américains de maintenir des relations commerciales avec ces entités. La banque BNP-Paribas en a fait les frais en 2014 en payant une amende record de 8,9 milliards d’euros, après avoir été traduite en justice pour avoir réalisé des transactions avec des entités figurant sur la liste noire de l’OFAC (Iran, Soudan, Cuba).
Cette arme est punitive, mais aussi dissuasive. Si la France décidait de reprendre son commerce avec l’Iran, les entités françaises se verraient rapidement interdire l’accès non seulement au marché américain mais aussi aux systèmes de paiement en dollars, c’est-à-dire au marché mondial. La France a donc choisi de suivre la diplomatie américaine et de se retirer de fait de l’accord de Vienne. Bien sûr, au-delà de la dimension monétaire et du système de paiement, la puissance militaire et économique américaine a certainement joué un rôle important. Ainsi, en dépit du lancement du mécanisme de compensation INSTEX, qui devrait permettre de poursuivre des transactions avec des firmes iraniennes en contournant le dollar, les entreprises françaises se sont tout de même retirées d’Iran, ce qui montre que l’impérialisme états-unien a d’autres cordes à son arc.

Refonder le système monétaire sur des bases réellement internationales
Dans le contexte actuel, le plan Keynes avance des propositions intéressantes pour refonder le système monétaire sur des bases réellement internationales et émancipées de la domination unilatérale du dollar, au-delà même des objectifs politiques poursuivis par Keynes (défenseur des intérêts britanniques).
Le plan prévoit la création d’une chambre de compensation en monnaie internationale (bancors) pour les paiements interbancaires internationaux, avec des découverts automatiques pour les pays débiteurs. Les problèmes de liquidité seraient résolus puisque la création de bancors ne serait pas conditionnée à des dépôts préalables de la part des pays membres. La chambre de compensation agirait comme une agence centrale assurant le financement du commerce international, le temps que s’opèrent les rééquilibrages entre débiteurs (importateurs nets) et créditeurs (exportateurs nets).

« Si la France décidait de reprendre son commerce avec l’Iran, les entités françaises se verraient rapidement interdire l’accès non seulement au marché américain mais aussi aux systèmes de paiement en dollars, c’est-à-dire au marché mondial. »

Concernant le pouvoir de contrôle de l’infrastructure de paiement, l’instauration du plan Keynes pourrait être aussi l’opportunité de séparer le système des paiements internationaux de la portée directe des appareils gouvernementaux nationaux. Il s’agirait de créer un organe dont la direction serait élue par ses nations membres et partagée par celles-ci. De cette manière il serait impossible, pour un membre, de décider de manière unilatérale qu’un autre membre soit exclu des paiements internationaux.
Puisque l’International Clearing Bank serait en quelque sorte « la banque centrale des banques centrales », il s’agirait ici d’appliquer le principe de distanciation qui caractérise déjà les systèmes bancaires domestiques, en vertu duquel les banques commerciales se plient, par une sorte de soumission volontaire, à la banque centrale au-dessus d’elles.
Il est tout à fait concevable d’imaginer un système de prise de décision interne à la chambre de compensation suivant les principes du multilatéralisme, à l’image des organismes onusiens aujourd’hui. L’établissement de la chambre de compensation et son succès devraient reposer sur des règles internationales s’imposant à tous.
Au demeurant, la mise en œuvre du plan Keynes devrait très largement freiner les aspects les plus négatifs de la dynamique de la globalisation financière. Le plan Keynes devra s’accompagner de contrôles pour assurer que les flux internationaux soient comptabilisés et intégrés dans la matrice de la chambre de compensation, ce qui faciliterait la lutte contre l’évasion fiscale ou le blanchiment.
On voit ainsi que, dans l’optique de proposer un système monétaire véritablement international et multilatéral, le plan Keynes est toujours d’actualité, et peut même aider à résoudre des problèmes pour lesquels il n’a pas été conçu. 

Adrien Faudot est économiste. Il est maître de conférences à l’université Grenoble Alpes.

Accords bilatéraux de swaps entre banques centrales, en octobre 2015. Les États-Unis ont contracté des accords importants permettant d’assurer avec les banques centrales des pays signataires l’approvisionnement en dollar américain. D’autres pays, à l’image de la Chine, ont signé des accords similaires pour favoriser l’accès à leur monnaie respective.

Source : S. Bahaj et R. Reis, « Central bank swap lines », Credit, Banking and Monetary Policy, BCE, Francfort, 23 octobre 2017.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020