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Comment qualifier l’extrême droite ? Le regard d’un historien britannique non marxiste.

Entretien avec Roger Griffin

L’un des grands intérêts de vos travaux sur le fascisme est de tenter une définition du phénomène. Pourquoi est-il si difficile de définir le fascisme ?
Tous les concepts politiques généraux – et génériques – sont difficiles à définir. Contrairement aux sciences naturelles, où la taxonomie se fonde sur un consensus à propos des qualités ou des traits empiriques objectifs d’un phénomène qui se répète à l’identique ou avec un minimum d’idiosyncrasie dans la nature, les sciences humaines recourent au langage pour modeler et enquêter sur des phénomènes génériques qui ne se répliquent jamais et qui admettent différentes définitions concurrentes. Par exemple, la Révolution française est un cas de révolution, mais chaque révolution est proprement unique, et il est compliqué de distinguer parfois une révolution d’une rébellion, d’une mutinerie, d’une révolte, etc. Les chercheurs travaillant dans différentes langues, chacun forgé par une culture et une idéologie distinctes dans diverses ères historiques, vont ainsi naturellement arriver chacun à des définitions singulières d’un même terme, à moins qu’un consensus partiel se dégage parmi les experts travaillant dans le domaine concerné autour d’une définition particulière.
À défaut d’un consensus de travail, plus les chercheurs étudient un phénomène, et plus il est probable que des définitions contradictoires de ce dernier prolifèrent. Cela s’applique à tous les phénomènes étudiés par les sciences humaines, à tous les « ismes » sociaux, culturels, artistiques, politiques, économiques, psychologiques ou anthropologiques. Lorsque le fascisme a été fondé par Mussolini, les marxistes ont rapidement décidé qu’il s’agissait d’une forme de capitalisme réactionnaire en crise. Les universitaires non marxistes ont débattu soixante-dix ans sans parvenir à un consensus viable, mais, depuis les années 1990, une convergence générale d’approche s’est dégagée sur la manière d’aborder le fascisme en tant que phénomène historique et politique et un nombre croissant d’universitaires du monde entier utilisent désormais cette définition. La « définition opérationnelle » qui a émergé est celle qui s’est avérée la plus utile d’un point de vue heuristique et qui leur permet de se sentir appartenir à une grande communauté internationale de chercheurs. Cette communauté travaille avec une productivité, une compréhension mutuelle, et une synergie inimaginable auparavant, comme l’illustre la revue Fascism : Journal of Comparative Fascist Studies et l’Asssociation pour les études du fascisme comparées (COMFAS).

« La principale menace pour la démocratie libérale ne vient pas du fascisme ou du populisme, mais de la réponse de plus en plus autocratique du nationalisme illibéral à la menace accélérée qui pèse sur toute vie humaine : la destruction de la biosphère. »

À quelle définition êtes-vous finalement parvenus ?
Je suis l’un des pionniers de la définition « consensuelle ». Mes travaux sur les idéologies du fascisme, du nazisme et d’un certain nombre d’autres fascismes « putatifs », exprimées dans différentes langues originelles, m’ont permis de prendre conscience de l’existence d’une matrice distinctive dans la pensée fasciste. Celle-ci peut varier énormément dans les détails mais toutes les idéologies qui en relèvent partagent la même croyance fondamentale ou le même faisceau d’idées :
• la nation ou la race est confrontée à une menace existentielle ;
• elle était autrefois une grande nation/race (ou ses ancêtres l’étaient) mais elle est tombée en déclin ;
• une révolution est nécessaire pour mettre fin à la « décadence » et restaurer la grandeur dans un nouvel ordre, grâce à un processus de renaissance. Étant donné l’absence d’un adjectif correspondant à « renaissance », j’ai utilisé le terme peu habituel en anglais dans les contextes politiques de « palingénésique », afin de désigner ce noyau de la vision fasciste du monde (que j’appelle le « noyau mythique » d’après Georges Sorel) et le ramasser en une seule expression. Mon premier ouvrage, The Nature of Fascism (1991), proposait une définition d’une seule phrase : « Le fascisme est une idéologie politique dont le noyau mythique, dans ses diverses manifestations, est une forme populiste d’ultranationalisme palingénésique » (ou dans sa forme abrégée : « ultranationalisme palingénésique »).

À partir de là, peut-on considérer que le mot « fascisme » s’applique aux extrêmes droites contemporaines ? Notamment au Rassemblement national en France ? Est-il utile ou ne risque-t-il pas de masquer la nouveauté du phénomène ?
Pour les marxistes, le fascisme est un phénomène latent, potentiel, présent dans toutes les sociétés capitalistes menacées par le socialisme ou les mouvements pour la justice sociale. La gauche applique donc le mot à de nombreux politiciens, mouvements et gouvernements que je ne qualifierais pas de fascistes, comme Bolsonaro (en Brésil), Modi (en Inde), le RN (en France), l’AfD [en Allemagne] ou la Hongrie d’Orbán. De plus, le terme de fascisme, même dans les années 1920, était utilisé comme une insulte pour délégitimer une forme de politique aux tendances autoritaires ou fanatiques. Il est donc utilisé de manière très libre et sans contenu précis dans les médias du monde entier pour attaquer des formes de politique rivales. Le Rassemblement national n’est pas techniquement fasciste selon la définition majoritaire non marxiste du fascisme, car il ne prévoit pas de créer un nouvel ordre révolutionnaire en France, mais d’utiliser la Constitution actuelle et l’appareil d’État existant pour traiter un certain nombre de problèmes sociaux présentés comme affectant les « Français » en limitant l’immigration, en particulier non européenne, en résistant à « l’islamisation » du pays et en s’opposant à la domination de l’Union européenne. Le parti de Marine Le Pen pourrait bien avoir quelques électeurs radicaux et véritablement fascistes au moment des élections, mais une critique fasciste de la société française et les remèdes aux prétendus problèmes posés par le multiculturalisme qui en découleraient seraient bien plus radicaux et violents que tout ce que Le Pen propose actuellement. Poutine et Trump, par exemple, sont souvent décrits comme des fascistes, mais, si tous deux veulent rendre sa « grandeur » à leur pays respectif, de nouveau, ni l’un ni l’autre n’ont ébauché une sorte de plan cohérent pour instaurer une nouvelle Constitution et un nouvel État totalitaire. Poutine a créé un État pseudo-démocratique qui a largement éliminé la séparation des pouvoirs et tous les droits civils et humains fondamentaux associés à la démocratie libérale, mais son régime est plus justement qualifié de dictature personnelle ou d’autocratie pseudo-démocratique qu’un État fasciste. Trump est tout simplement trop borné intellectuellement pour être fasciste, car le déclenchement d’une révolution fasciste exige un haut degré de vision, de conceptualisation, d’organisation et de planification, toutes choses qui sont bien au-delà de sa sphère de compétence.

« Le Rassemblement national n’est pas techniquement fasciste selon la définition majoritaire non marxiste du fascisme, car il ne prévoit pas de créer un nouvel ordre révolutionnaire en France, mais d’utiliser la Constitution actuelle et l’appareil d’État existant pour traiter un certain nombre de problèmes sociaux présentés comme affectant les “Français”. »

Le mot « populisme », utilisé parfois, ne pose-t-il pas lui aussi problème ?
Il n’a aujourd’hui plus aucun rapport avec les populismes historiques, notamment russes et américains, et il véhicule souvent un mépris élitiste de tout ce qui est populaire... 
Le jugez vous néanmoins utile ?
Le populisme est encore un autre « isme » politique et, de ce fait, est intrinsèquement problématique dans sa définition et son application pratique. D’un point de vue historique, il renvoie à des événements bien particuliers impliquant différentes sortes de protestations populaires survenues dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Russie et aux États-Unis. Mais depuis les années 1980, ce terme s’est imposé comme un référent vague pour désigner les hommes politiques qui obtiennent un soutien populaire ou une mobilisation de masse pour un parti qui n’opère pas dans le cadre du système politique traditionnel, mais dont les propositions suscitent un certain enthousiasme populaire : par exemple, en répondant aux demandes de remplacement des élites corrompues, de sortie de l’UE, de baisse des impôts, de réduction de l’immigration ou encore de réformes radicales pour aider les « gens ordinaires » ou de réformes radicales de gauche. Les deux principaux « populistes de gauche » ont été Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Cependant, en général, lorsque les journalistes ou même les militants de gauche font référence à la « montée du populisme », ils se réfèrent au populisme de droite et de droite radicale, un spectre d’opinions avec des intensités différentes de rejet du « système », de rejet de toute ingérence étrangère dans la politique intérieure et des organismes internationaux, de refus du multiculturalisme, de l’ « islamisation » ainsi que de demandes utopiques visant à « rétablir de la souveraineté nationale » ou à « rendre sa grandeur à la nation » qui, poussées à l’extrême, se confondent avec le fascisme antisystème et le racisme. Étant donné que chaque pays présente sa propre forme de populisme de droite, elle-même en constante évolution, il est impossible de définir ce dernier précisément. Cette tentative de définition est rendue particulièrement difficile par le fait que le terme a acquis des connotations antisystème, ce qui tend à occulter le fait qu’un gouvernement entier peut avoir des valeurs et des politiques « populistes de droite » (par exemple en Hongrie, au Brésil et en Inde), et que tout mouvement sociopolitique puissant soutenant des valeurs particulières – citons le mouvement d’opposition à la guerre du Golfe, celui contre l’introduction de l’impôt par tête (poll tax) [impôt au montant identique pour chaque contribuable que Margaret Thatcher voulait substituer à l’impôt sur le revenu, ce qui a déclenché une vaste mobilisation qui a entraîné sa démission] au Royaume-Uni, les gilets jaunes, la révolution de velours en Tchécoslovaquie – s’appuie sur des causes populaires, des énergies « populistes » et la volonté du « peuple ». Comme je l’ai dit précédemment, dans ma définition, je considère la mobilisation des énergies populistes comme une composante définitionnelle du fascisme, qui le démarque des révolutionnaires conservateurs qui travaillent de manière descendante, du haut vers le bas, sans chercher à libérer les énergies populistes mythiques ou essayer de créer un nouvel homme et une nouvelle femme fascistes à travers une ingénierie sociale. La démocratie libérale elle-même peut donc être considérée idéalement comme populiste au sens littéral du terme, surtout lorsque le taux de participation aux élections est élevé ; en fait, la prise de la Bastille pourrait elle-même être considérée comme un événement populiste primordial pour la mentalité politique française.
En l’absence d’un consensus sur l’utilisation d’un terme équivalent à celui qui a été établi dans les études sur le fascisme, je pense pour ma part que la notion de « populisme de droite » est utile pour analyser la droite, s’il est défini comme une forme radicale mais non révolutionnaire de nationalisme - qui appelle le « système » à être plus sensible aux préoccupations concernant les menaces présumées pour l’identité nationale, telles que l’islamisation, l’UE et l’immigration de masse ; qui considère que les partis centristes ne sont pas sensibles aux préoccupations populaires et qui estime qu’il faut s’opposer au déclin national, voire l’inverser, afin que le pays retrouve sa « grandeur ».

« Les universitaires non marxistes ont débattu soixante-dix ans sans parvenir à un consensus viable, mais, depuis les années 1990, une convergence générale d’approche s’est dégagée sur la manière d’aborder le fascisme en tant que phénomène historique et politique. »

Il est significatif que le manifeste du Front national de 1993 est intitulé « Trois cents mesures pour la renaissance de la France ». Il pourrait s’agir d’un manifeste fasciste étant donné la référence à la « renaissance », mais on y lit clairement qu’il n’est pas envisagé d’instaurer un nouvel ordre radical pour réaliser ce renouveau. Dans un tel contexte, il me semble plus pertinent de se référer au Front national/Rassemblement national comme à un mouvement et un parti « populiste de droite », dont les soutiens présentent un large spectre d’intensité dans leur radicalité, mais qui est distinct des mouvements nationalistes authentiquement révolutionnaires, tels que les groupes Nationalisme révolutionnaire, la Fédération d’action nationale et européenne (FANE) et Ordre nouveau. Je voudrais ajouter pour terminer que la principale menace selon moi pour la démocratie libérale ne vient pas du fascisme ou du populisme, mais de la réponse de plus en plus autocratique du nationalisme illibéral à la menace accélérée qui pèse sur toute vie humaine : la destruction de la biosphère.

Roger Griffin est historien. Il est professeur d’histoire moderne et de théorie politique à l’université d’Oxford Brookes (Royaume-Uni).

Propos recueillis par Florian Gulli.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022