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Si quelques progrès minimes ont été enregistrés à la suite de la pression des organisations internationales, il reste beaucoup à faire pour conquérir un nouveau contrat social à l’échelle de la planète.

En 2014 une vaste coalition internationale de syndicats, dont les syndicats français, déposaient une plainte auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT) à l’encontre de l’État du Qatar pour les graves violations des droits humains et sociaux dont les travailleurs, pour l’essentiel immigrés, étaient systématiquement victimes. Par cette initiative au sein de cette institution et par la mobilisation parallèle d’ONG, la pression s’est accrue sur les autorités qataries. Il a cependant fallu attendre plusieurs années pour avoir l’engagement de lois nationales pour mettre un terme, du moins en apparence, aux aspects les plus scandaleux de la surexploitation de la main-d’œuvre mais à l’évidence ce n’est pas encore parvenu sur l’ensemble des chantiers et dans les chambres des  « bonnes à tout faire » dans les foyers huppés de Doha. Ont ainsi été annoncés : la suppression de la kefala (le travailleur est prisonnier de l’employeur qui l’emploie et ne peut circuler librement, pratique répandue dans les pays du Golfe), le paiement des salaires plus réguliers et le principe d’un salaire minimum, un contrôle des agences de recrutement qui font payer, souvent très cher, les candidats à l’emploi au Qatar, des restrictions de travail sous les fortes chaleurs pour les ouvriers des chantiers…

« Les estimations mondiales de 2021 indiquent que, à tout moment, cinquante millions de personnes sont en situation d’esclavage, forcés de travailler contre leur gré ou dans un mariage qu’elles n’ont pas choisi. »

La réalité sociale de millions de travailleurs
C’est par de nombreux médias, captés par la Coupe du monde de football, attribuée à ce pays dans des conditions contestées, que beaucoup découvrent la réalité sociale de millions de travailleurs en certains points du globe. Oui, il est des pays où l’employeur a de fait le droit de vie ou de mort sur ses employés. Des lieux où le degré de servitude dépasse l’entendement à l’image de ces domestiques travaillant jusqu’à seize heures par jour sans repos hebdomadaire. Sur les soixante-quinze millions de travailleurs domestiques recensés dans le monde, 75 % n’ont aucune protection sociale. Quatre milliards de personnes sont en fait privées de toute protection sociale ce qui a conduit une centaine d’États à improviser ces dernières années des mesures d’aide d’urgence temporaires pour tenter de limiter les conséquences sociales du covid 19 sur les populations. L’objectif fixé par les Nations unies de parvenir à une protection sociale universelle à l’horizon 2030 a peu de chance d’être atteint compte tenu des caractéristiques principales de l’emploi dans le monde. Déjà, avant cette nouvelle crise mondiale, six travailleurs sur dix exerçaient leurs activités dans l’économie informelle, celle qui ne finance ni bien collectif par l’impôt ni assurance maladie ou dispositif de retraite. Seul un chômeur sur quatre touche une indemnité.

« Plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays où l’action syndicale ne peut se développer et permettre aux travailleurs de défendre collectivement les intérêts qu’ils ont en commun. »

Le fléau de l’esclavage moderne n’a en aucun cas été relégué aux oubliettes. Les estimations mondiales de 2021 indiquent que, à tout moment, cinquante millions de personnes sont en situation d’esclavage, forcées de travailler contre leur gré ou dans un mariage qu’elles n’ont pas choisi. En effet, le travail forcé concerne 27,6 millions des personnes en situation d’esclavage moderne et le mariage forcé 22 millions. Après avoir reculé sur les vingt dernières années le travail des enfants a repris de la vigueur du fait des privations de ressources de leurs parents à cause du covid. Au moins cent soixante millions d’enfants sont comptabilisés au travail dont soixante-dix-neuf millions effectuent des travaux dangereux. À l’heure actuelle, l’engagement de la communauté internationale d’éradiquer le travail des enfants pour 2025 n’a aucune chance d’être atteint avec les outils et les logiques économiques en vigueur.

Absence du droit à la liberté syndicale
Ce sombre tableau de l’état des droits fondamentaux et des droits sociaux pour les travailleurs s’explique largement par le sort réservé à la liberté syndicale et au droit à la négociation collective. Ainsi, le Qatar, comme une trentaine d’autres pays (sur cent quatre-vingt-sept États membres de l’OIT) ne respecte pas le droit d’association des travailleurs en syndicat. Comme dans les autres pays du Golfe, en Inde, en Chine, aux États-Unis… se syndiquer est soit interdit, soit largement encadré et restreint. Ailleurs, les représailles sont courantes et peuvent être féroces pour contourner le droit à la liberté syndicale. Ainsi plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays où l’action syndicale ne peut se développer et permettre aux travailleurs de défendre collectivement les intérêts qu’ils ont en commun. Examiné sous l’angle du commerce on peut aisément constater au vu de la liste des pays dans l’illégalité que l’essentiel du commerce mondial se développe en infraction des droits fondamentaux des travailleurs malgré les nombreuses délibérations des différentes institutions internationales.

« Une paix universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale. » Déclaration de Philadelphie, 10 mai 1944

Cette situation a conduit le nouveau directeur général de l’OIT à considérer que « le monde a besoin d’un nouveau contrat social » lors de sa prise de fonction. Il préconise « la constitution d’une vaste coalition mondiale pour la justice sociale » réunissant tous les acteurs susceptibles de concourir à l’objectif. Il demeure qu’au-delà de l’objectif lui-même c’est bien sur les outils permettant de faire respecter le droit international par les États et les entreprises multinationales que des changements radicaux sont attendus.
Le renforcement des prérogatives et des moyens pour l’OIT est nécessaire. Sans quoi la mise en concurrence exacerbée des travailleurs entre les pays et au sein même de chacun des pays ne pourra que s’amplifier et est susceptible de dégénérer en tensions et conflits.
« Une paix universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale » affirme la déclaration de Philadelphie. Cela reste une référence solide pour inspirer les combats syndicaux et politiques !

Bernard Thibault a été secrétaire général de la CGT (1999-2013) puis membre du conseil d'administration de l'OIT (2014-2021).

Cause commune32 • janvier/février 2023