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Le droit à la culture pour tous et la volonté d’être un parti de masse ont motivé la création par le Parti communiste de nombreuses librairies et également l’élaboration de la « bataille du livre ».

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste français lance un grand réseau de librairies partisanes, une initiative d’une ampleur inédite au regard de l’entre-deux-guerres, telle la librairie de L’Humanité, au « 120 » de la rue Lafayette, décrite par André Breton et photographiée par Jacques-André Boiffard dans Nadja en 1926. Les plans sont conçus dès l’hiver 1944 par André Lurçat, l’architecte de la « banlieue rouge », tandis que le parti tente de récupérer les locaux et les stocks saisis lors de son interdiction par le gouvernement français en 1939 et pendant l’Occupation, lorsqu’ils n’ont pas été détruits ou revendus.

La création des librairies, dites de la « Renaissance française »
À l’initiative des fédérations, la création des librairies, dites de la « Renaissance française », fait écho à l’un des trois objectifs fondamentaux arrêtés par le 10e congrès du PCF en 1945 dans son projet d’être un parti de masse : « Renaissance, démocratie, unité », comme au droit à la culture prôné par le programme du Conseil national de la Résistance. La formation des cadres, l’éducation populaire et la « lutte idéologique » sont considérées comme des priorités, et la guerre froide radicalise bientôt les directives avec les préconisations du Kominform, le procès Kravchenko et la nouvelle querelle du « réalisme socialiste ». Le PCF entend combattre les monopoles des entreprises « bourgeoises » sur la presse, l’édition et leur distribution, de ces cartels dont il juge qu’ils ont fait le lit de la réaction dans l’entre-deux-guerres avec la diffusion de la propagande antisémite et fasciste.

« Les librairies communistes ont, dans cette tension entre le partisan et le culturel, contribué à démocratiser le livre politique, comme à porter un discours d’incitation fort à la lecture au sein des militants. »

Destinées à distribuer la production des éditions communistes, la création de ces librairies s’inscrit dans le dispositif des journaux, partisans et sympathisants, des maisons d’édition réorganisées en 1949 avec la création des Éditeurs français réunis (EFR) puis en 1955 avec les éditions du Cercle d’art, comprenant aussi le Club des amis du livre progressiste de vente par courtage (devenu par la suite le Livre Club Diderot) et surtout un système de distribution, le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP), conçu pour battre en brèche le monopole des Messageries Hachette. La presse communiste, notamment Les Lettres françaises, relaie leurs efforts, comme ceux des « universités nouvelles » et des écoles centrales.
Nombre de ces librairies, comme celle du « 44 », rue Le Peletier, sise au comité central d’alors, ou au « 120 » de la rue La Fayette, à la fédération de Paris, s’installent dans les sièges de l’organisation. D’autres ont pignon sur rue et s’adressent à un lectorat plus varié, telle la librairie Racine, comptoir de ventes des EFR au quartier Latin, ou la librairie Paul-Eluard sur le Vieux-Port à Marseille. D’une demi-douzaine après-guerre, elles sont une trentaine quinze ans après, attaquées durant la guerre froide et pendant les « nuits bleues » de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) lors de la guerre d’Algérie. Une librairie communiste est souvent mal accueillie : à Limoges, un procès est intenté par les autres commerçants contre la librairie pour concurrence déloyale… sur la vente de porcelaine.
Des hommes et des femmes de confiance dirigent ces librairies : des déportés à leur retour des camps, des instituteurs ou des professeurs à la retraite, jugés qualifiés pour orienter les lecteurs, à côté des rares militants forts d’une expérience professionnelle, telle Marguerite Monino-Orlianges, employée chez Gallimard puis chez Gibert, qui travaille à la librairie de la CGT à la Libération, avant de prendre la tête de la librairie Racine jusqu’à sa retraite en 1971.

La « bataille du livre »
De 1950 à 1952, la « bataille du livre », conçue par Elsa Triolet, est lancée par le parti à Paris et en province : de grandes manifestations culturelles, expositions, lectures et débats réunissent les intellectuels, écrivains, instituteurs, militants et sympathisants communistes autour de livres, au premier rang desquels la réédition de Fils du peuple, l’autobiographie de Maurice Thorez, Les Communistes de Louis Aragon, La Révolte de la mer Noire d’André Marty, les classiques républicains du XIXe siècle et les auteurs étrangers (Howard Fast, Jorge Amado, Pablo Neruda, Ilya Ehrenbourg, Alexandre Fadéïev…). L’initiative aux portes des usines, sur les marchés et sur les places mobilise les librairies existantes. Des librairies itinérantes et des tables de livres les relaient là où elles n’existent pas, et le XIe congrès exhorte à la création des « bibliothèques de la bataille du livre ».
Lors de la guerre froide, la propagande le dispute vite à l’action culturelle. Les moyens sont affectés à la presse et aux tracts plutôt qu’aux maisons d’édition et aux librairies, prises entre un impératif idéologique et commercial et un rôle culturel plus large, difficiles à concilier dans ce contexte. Les initiatives de renouvellement de l’édition et des médias au sortir de la guerre, portés par le parti et les sympathisants de la Résistance, font long feu. En 1958, la création d’Odéon-Diffusion regroupe la trentaine de librairies avec le CDLP, dans un double objectif : une meilleure gestion et une main tendue aux librairies traditionnelles, qui s’ouvrent à la faveur de la décolonisation aux nouvelles collections de livres et de documents politiques. Les librairies communistes ont, dans cette tension entre le partisan et le culturel, contribué à démocratiser le livre politique, comme à porter un discours d’incitation fort à la lecture au sein des militants. Au milieu des années 1970, la nouvelle « bataille du livre » lance la dernière génération de librairies d’un réseau de plus de quarante librairies, soit le plus grand de toute l’Europe occidentale avant de disparaître au tournant des années 1990.

Julien Hage est historien. Il est maître de conférences à l’université Paris Nanterre.

Cause commune 37 • janvier/février 2024