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L’histoire a retenu les noms de figures exceptionnelles telles que celles d’Alexandra Kollontaï ou d’Inès Armand mais elles sont loin d’être les seules à avoir été partie prenante des mouvements révolutionnaires russes.

Une longue histoire de l’engagement des femmes dès 1850
À partir des années 1850 un certain nombre de femmes rejoignent les rangs des populistes russes. Leurs revendications portent sur l’accès aux études universitaires mais elles seront également nombreuses à s’engager dans le milieu rural pour y mener des campagnes d’alphabétisation. C’est en 1859 que Natalia Korsini, la première étudiante russe, fait son apparition à l’université de Saint-Pétersbourg. Son militantisme la mènera également à la Commune de Paris. Par la suite, des centaines de jeunes femmes firent leurs entrées dans d’autres grandes universités. Parmi elles, certaines deviendront des membres d’organisations radicales, et/ou terroristes comme Terre et liberté (Zemlia i volia).


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Alexandra Kollontaï et d’Inès Armand sont loin d’être les seules à avoir été partie prenante des mouvements révolutionnaires russes.

En 1870, les populistes russes (narodniki) mettent en place une organisation anarchiste et terroriste, Volonté du peuple (Narodnaia volia). Leur but est de faire plier le régime d’Alexandre II pour laisser place à une assemblée nationale constituante démocratique. Parmi les narodniki se recrutent des femmes issues des plus hautes classes de la société. Elles y exercent un rôle dirigeant, comme Vera Zassoulitch, connue pour avoir tiré en 1878 sur un chef de la police. Elle est ensuite devenue l’une des cadres des mencheviks.

« L’émergence du prolétariat urbain a créé une rupture avec le cadre patriarcal de la société rurale et permet une première émancipation des femmes avec l’accès à l’alphabétisation. »

Après la scission de Zemlia i volia en 1879, Vera Figner devient membre du comité exécutif de Narodnaïa volia. Vera Figner et Sofia Perovskaïa ont participé à la planification du premier attentat raté contre le tsar Alexandre II en 1880. Vera Figner fera vingt ans de prison. C’est Sofia Perovskaïa qui prendra les dispositions pour tuer le tsar Alexandre II le 1er mars 1881. Elle sera la première femme pendue en Russie pour attentat politique. Entre 1880 et 1890, sur quarante-trois révolutionnaires condamnés aux travaux forcés et à la prison à vie, on compte vingt et une femmes.
En 1890, l’industrialisation engendre un prolétariat venu des campagnes. Pour les femmes qui travaillent à l’usine, les conditions y sont insoutenables. Le salaire est en moyenne inférieur de 50 % à celui des hommes. La journée de travail varie entre 14 heures et 16 heures. Les femmes enceintes quittent le travail lors des premières contractions et doivent le reprendre dès le lendemain, sous peine d’une amende ou d’un licenciement. Les fausses couches sont nombreuses. Les mauvaises conditions d’allaitement entraînent la mort d’un tiers des nourrissons avant l’âge d’un an. L’émergence du prolétariat urbain a créé une rupture avec le cadre patriarcal de la société rurale et permet une première émancipation des femmes avec l’accès à l’alphabétisation. Ouvrières et ouvriers commencent à se mobiliser, notamment dans les usines de textile.

« Le retour généralisé du patriarcat sous Staline, marque la fin d’un processus original d’émancipation. »

En 1903, le tsar accepte la création d’une Assemblée des travailleurs de Saint-Pétersbourg, réservée aux hommes, russes et orthodoxes. Son but est de mettre les ouvriers à distance des révolutionnaires afin que son règne ne soit pas mis en danger. C’est l’association du pope Gapone. Toutefois, malgré l’interdiction faite aux femmes d’y occuper des responsabilités, Vera Karelina, bolchevik, réussit dès 1904 à se hisser au rang de dirigeante de l’assemblée. Elle est connue pour tenir tête à Gapone qui voit en elle « une femme au pouvoir spirituel capable de se tenir à la tête du prolétariat féminin ». Vera Karelina parvient, en effet, à organiser une section qui, en décembre 1904, compte près de deux mille femmes.
C’est à partir du licenciement de quatre ouvriers adhérents à l’association et travaillant pour l’usine de munitions Poutilov qu’une grève est déclenchée. Celle-ci débouchera sur la grève générale d’octobre 1905. Alexandra Kollontaï écrit : « Pendant les années révolutionnaires de 1905 et 1906, l’ouvrière était partout. […] En 1905, il n’y eut aucun endroit où on n’entendait pas la voix d’une femme qui parlait de sa vie et qui revendiquait de nouveaux droits. »

« En 1908, l’Union des femmes parvint à organiser un congrès rassemblant 1 000 déléguées, appartenant à toutes les tendances de l’opposition, de la bourgeoisie libérale, jusqu’aux bolcheviks. »

Pour la première fois, des meetings sur les droits des femmes se tiennent à Moscou, Saint-Pétersbourg, Minsk, Yalta, Saratov, Vilnius, Odessa…
Selon Kollantaï, les paysannes également se mobilisent : « Au cours des derniers mois de 1904 et tout au long de l’année 1905, il y eut de continuelles “émeutes de femmes” dans les campagnes. Pour la première fois, les paysannes laissèrent leurs maisons, leur passivité et leur ignorance derrière elles, et se précipitèrent vers les villes pour arpenter les couloirs des institutions gouvernementales […]. »
Cette montée en puissance des femmes se traduit par la création en février 1905 d’un premier mouvement féministe russe, l’Union des femmes pour l’égalité des droits. En 1908, l’Union des femmes parvient à organiser un congrès rassemblant mille déléguées appartenant à toutes les tendances de l’opposition, de la bourgeoisie libérale jusqu’aux bolcheviks.
Sur proposition de Konkordia Samoïlova et d’Inès Armand (française, adhérente au parti bolchevique) sont publiés dans la Pravda en 1912 des articles sur la question des femmes. Le journal reçoit tant de lettres qu’il ne peut toutes les publier. Cela incite Konkordia Samoïlova à demander la création d’un journal destiné aux femmes salariées.
Inès Armand propose la publication du journal Rabotnitsa (La Travailleuse) qui est adopté et lancé à l’occasion de la journée internationale des femmes de 1914.

« Les femmes ont joué un rôle décisif dans la fraternisation avec les soldats pour les inciter à tourner leurs armes vers l’ennemi commun. »

En 1914, on compte plus d’un million de travailleuses et de travailleurs en grève pour des revendications politiques. Le mouvement socialiste international s’écroule avec le déclenchement de la guerre. Les femmes représentent alors un quart de la main-d’œuvre industrielle et environ 40 % en 1917. Au début de janvier 1917, les réserves de vivres sont insuffisantes. Les organisations ouvri­è­res sont en partie démantelées, terriblement affaiblies par les départs au front et par l’arrestation de leurs cadres. Aucun tract n’est distribué pour la journée internationale des femmes du 23 février (8 mars dans le calendrier grégorien).
Seules les ouvrières du comité interarrondissement du POSDR de Saint-Pétersbourg, fort d’environ trois mille membres, distribuent au nord de la ville un tract qui décrit aux « camarades ouvrières » la situation insupportable dans laquelle les plongent le gouvernement tsariste et la guerre au profit des capitalistes. Le 22 février, le comité du parti bolchevique du quartier ouvrier de Vyborg déconseille toute grève pour le lendemain.
Le 23, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittent le travail dans plusieurs fabriques et envoient des déléguées aux métallurgistes pour leur demander de soutenir leur grève. Contre toute attente, une grève de masse éclate. Un soviet est mis en place à Petrograd. La chute du tsarisme devient un état de fait à partir du moment où l’armée rejoint la révolution.
Les femmes ont joué un rôle décisif dans la fraternisation avec les soldats pour les inciter à tourner leurs armes contre l’ennemi commun.

Une avancée considérable des droits des femmes entre 1917 et 1930
Entre 1917 et 1920, avec l’arrivée des bolcheviks au pouvoir, les femmes russes obtiennent le droit au divorce, à l’avortement, le suffrage universel. Le code civil est réformé, avec la suppression de l’autorité du chef de famille et la possibilité pour un couple marié d’adopter le nom de l’époux ou celui de l’épouse. Les femmes obtiennent de nouveaux droits sociaux (congé maternité, pause de trente minutes pour allaiter, congés menstruels, égalité salariale et professionnelle, etc.). Les codes civil et pénal sont totalement réécrits, l’adultère comme l’homosexualité ne sont plus considérés comme des délits. Disparaît également l’interdiction faite aux homosexuels d’occuper des emplois publics. Gueorgui Tchitcherine, assumant publiquement son homosexualité, devient commissaire du peuple aux Affaires étrangères de 1918 à 1930. Concernant les personnes transgenres, notons qu’en 1926 il devient possible de faire changer librement la mention du sexe sur les passeports, et de servir dans l’armée. Les bolcheviks font reconnaître le travail ménager dans la nouvelle Constitution soviétique en menant une politique de socialisation du travail domestique. Alexandra Kollontaï et Inès Armand promeuvent une libération des relations amoureuses, refusant toute forme de possession du corps des femmes. Alexandra Kollontaï deviendra commissaire du peuple à la Protection sociale dans le premier gouvernement bolchevique. Elle sera la première femme ministre au monde.
L’avancée considérable des droits des femmes avec l’arrivée des bolcheviks au pouvoir en 1917 s’explique donc par une longue histoire de l’engagement des femmes dans les mouvements révolutionnaires. Les figures de révolutionnaires connues – Alexandra Kollontaï ou Inès Armand – ont certes à nos yeux un caractère exceptionnel mais elles sont loin d’être les seules à avoir alimenté les mouvements révolutionnaires. Si, à la fin du XIXe siècle, ces femmes se recrutent d’abord dans les classes dominantes, le développement du prolétariat russe produira à son tour des figures d’ouvrières révolutionnaires.
Toutefois si, à partir de 1917, les avancées en termes d’évolution du droit des femmes sont remarquables, il convient de ne pas tomber dans une vision idyllique de la situation. La guerre civile sera un obstacle majeur à la mise en place des droits réels des femmes. De plus, à partir de 1933, l’homosexualité est de nouveau réprimée en Union soviétique et, dès 1936, l’avortement de nouveau interdit. Le retour généralisé du patriarcat sous Staline marque ainsi la fin d’un processus original d’émancipation. l

Cynthia Pedrosa est masterante en sociologie.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018