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Analyse de la situation créée par l’école à la maison à travers une enquête sociologique, menée dès le début du premier confinement.

La décision de fermer tous les établissements scolaires français à partir du lundi 16 mars 2020 jusqu’à nouvel ordre n’a été communiquée par le gouvernement que quatre jours avant sa mise en application. Cela a fait précipiter tous les acteurs de l’école dans une situation d’urgence, dans laquelle ils ont été contraints de réadapter soudainement leurs pratiques éducatives.
Dans cet article, nous discuterons une partie des résultats d’une enquête sociologique menée entre le début du premier confinement de 2020 et les premiers mois après la rentrée scolaire 2020-2021, où nous avons questionné plus de 31 000 parents d’élèves et presque 6 000 enseignants. L’analyse de leur expérience éducative pendant la crise sanitaire permet de rendre plus visible qu’en temps ordinaire une partie des mécanismes de production des inégalités éducatives, mais aussi l’importance de la fonction de maintien des liens sociaux par l’école. Nous nous focaliserons ici sur la question des formes d’engagement dans l’école des différents acteurs scolaires interrogés dans notre enquête. Nous montrerons d’abord comment la fermeture des établissements scolaires et la mise en place de l’enseignement à distance ont eu comme effet de faire tomber un cadre, celui de l’espace scolaire, qui, malgré ses limites, permet de modérer la reproduction des inégalités sociales liées au capital culturel des familles ; ensuite, nous montrerons comment la fermeture scolaire a amené une partie des enseignants et des élèves français à renouer avec leurs responsabilités, dans un sens de rapprochement réciproque.

L’« école à la maison » :entre décrochage scolaire et difficultés parentales
Le premier résultat de notre enquête qu’il nous semble indispensable de souligner est que, selon les enseignants interrogés, pendant le confinement, le chiffre des élèves ayant décroché scolairement à été bien plus important que la fourchette de 4 % à 8 % communiquée par le gouvernement au printemps 2020. En effet, selon notre enquête, au sein de plus de trois quarts des établissements scolaires (60 % en primaire et presque 90 % en secondaire), au moins un quart des élèves auraient décroché partiellement ou complètement pendant la période.
Il va sans dire que l’« école à la maison » a posé un certain nombre de problèmes, y compris à ceux qui n’ont pas décroché, et notamment ceux qui sont issus de milieux populaires. Nous avons en premier lieu observé l’existence de disparités quant à l’équipement numérique des foyers : 11,4 % des familles populaires ont déclaré avoir une connexion défaillante, contre 7,9 % des familles de catégories sociales supérieures. À la question : « Jugez-vous votre équipement informatique et votre accès internet suffisants pour répondre au travail de l’école à la maison ? » est apparu un écart encore majeur : 24,3 % contre 17 % de « non ». Cet écart a été encore plus visible dans le sentiment de compétence en informatique : 45 % des classes supérieures ont déclaré se sentir « tout à fait capables » de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison, contre seulement 31 % des classes populaires.

« Pour la quasi-totalité des professeurs interrogés, l’objectif principal pendant la fermeture scolaire, par-delà la « continuité pédagogique », a été le maintien des liens sociaux. »

Par-delà ces disparités liées au numérique, la période d’école à la maison a confirmé l’existence au sein des pratiques d’accompagnement scolaire parental d’inégalités de nature pédagogique. Selon notre enquête, au sein de neuf foyers sur dix, les parents ont aidé scolairement leurs enfants : les classes populaires auraient passé 3 h 16 en moyenne par jour à l’accompagnement scolaire, contre 3 h 07 pour les classes supérieures et 2 h 58 pour les parents enseignants. Si ce résultat contribue à remettre en cause le préjugé selon lesquel les parents de classes populaires seraient « démissionnaires » dans leur rôle de parent d’élève, il ne permet pas à lui seul de montrer que les formes de l’investissement parental demeurent très inégales, notamment par rapport à leur degré de proximité ou d’éloignement avec les attendus et les exigences implicites de l’école (le « curriculum caché »). À cet effet, selon ce qui a été déclaré par les parents, les classes populaires auraient eu plus que les autres recours à des pratiques d’accompagnement scolaire visant principalement à surveiller l’élève : s’assurer qu’il suive les consignes, lui faire réciter la leçon, lui faire faire des exercices en rapport avec la leçon. Si ces activités favorisent l’acquittement de la tâche scolaire dans ses aspects formels, elles ne permettent pas pour autant de travailler sur les exigences et les compétences implicitement nécessaires à l’élève. Notre enquête révèle que pour ce type d’activités, ce sont davantage les parents des classes supérieures qui les ont investies : faire travailler les élèves par des exercices ayant un lien indirect avec la leçon et par des exercices de résolution de problèmes complexes, nécessitant la mobilisation de connaissances interdisciplinaires. Dans un même ordre d’idées, les classes supérieures ont déclaré avoir mobilisé plus fréquemment des supports d’apprentissage alternatifs à ceux proposés par les enseignants (25 % contre 19 %) : cette pratique peut en effet faciliter un renforcement dans l’appropriation des savoirs.

L’importance de cultiver le lien social en temps de crise
Par-delà ces constats, un autre des résultats les plus marquants de notre enquête a été que, malgré l’éloignement physique dû à la fermeture, les relations entre les différents acteurs scolaires ont été bien plus fréquentes et intenses qu’en temps ordinaire. En effet, pour la quasi-totalité des professeurs interrogés, l’objectif principal par-delà la « continuité pédagogique », a été le maintien des liens sociaux. Pour atteindre cet objectif, sept enseignants sur dix ont déclaré avoir contacté individuellement chacun de leurs élèves (principalement par téléphone), au moins une fois par semaine. Pour plus de la moitié d’entre eux, ces prises de contact avaient comme fonction principale de rassurer et de motiver les élèves et leur famille.

« Si la crise sanitaire a rendu encore plus évident qu’en temps ordinaire le rôle majeur que l’école doit jouer dans la lutte contre les inégalités, elle a également permis de rappeler les progrès qu’elle doit encore accomplir en tant qu’institution devant assurer le maintien des liens sociaux. »

En outre, pendant le premier confinement, de nombreux enseignants ont mis en place de véritables opérations de soutien psychologique en faveur des élèves et de leurs familles : en restant disponibles pour écouter leurs problèmes matériels, en essayant de limiter le sentiment de culpabilité ressenti à l’égard de leurs difficultés dans le travail scolaire à la maison. D’autres enseignants nous ont raconté des actions d’assistance sociale en faveur des familles des élèves vivant une situation de précarité sociale due à la crise sanitaire liée à la pandémie. Il s’agissait surtout d’aider ces familles à entrer en contact avec des organisations et associations d’aide sociale. Comme nous l’a dit une enseignante de primaire en exercice depuis quinze ans, pour la première fois dans la carrière de nombreux professeurs, c’était comme si « les relations humaines prenaient le pas sur la fonction d’enseignement ». La période a amené une grande partie d’entre eux (67,9 %, dont 76,1 % du primaire et 61,8 % du secondaire, tous contextes confondus) à s’investir dans leur métier avec une implication personnelle, affective et relationnelle plus intense que d’habitude, mais aussi et très pertinemment avec la peur du décrochage des élèves les plus en difficulté.
Un autre résultat remarquable de notre recherche a été que six enseignants sur dix, tous niveaux et contextes confondus, ont déclaré avoir acquis une connaissance inédite des élèves et de leur famille : une connaissance de l’engagement familial dans la scolarisation des enfants et des difficultés symboliques et matérielles des ménages. Enfin, la période de confinement a aussi permis de faire évoluer les relations des professeurs avec les élèves et leur famille dans un sens de rapprochement plus « intime » et plus fort. Environ la moitié des professeurs interrogés (tous niveaux et contextes confondus) déclarent qu’ils se sentent désormais plus proches des élèves et de leur famille.

« Par-delà les disparités liées au numérique, la période d’école à la maison a permis de confirmer l’existence au sein des pratiques d’accompagnement scolaire parental d’inégalités de nature pédagogique. »

Certains enseignants ont également constaté une amélioration généralisée dans l’engagement et la motivation scolaires d’une partie de leurs élèves. Ils nous ont fait part de nombreuses initiatives dans lesquelles des élèves mettaient en place des pratiques collaboratives d’apprentissage horizontales centrées sur l’entraide et le maintien du lien social et de la motivation pour le travail scolaire (par exemple à travers la création de blogs pour garder une trace de tout le travail à fournir pour chaque matière).

Nécessité d’une revalorisation matérielle et symbolique du métier enseignant
Nous pourrions faire l’hypothèse que ce rapprochement réciproque entre les différents acteurs scolaires et ces nouvelles formes d’engagement aient été liées au sentiment collectif d’avoir été plus égaux que jamais face à la pandémie, tous responsabilisés dans l’objectif de continuer à faire vivre l’école pendant la crise. Plus particulièrement, de nombreux professeurs ont pu enfin se sentir (temporairement) délivrés du « sale boulot » consistant à contrôler les conduites de leurs élèves, qu’ils peinent à assurer dans le quotidien de l’école massifiée. Du côté des élèves, nous faisons l’hypothèse que l’absence inédite du contrôle et des contraintes institutionnelles habituelles (évaluations, notes, sanctions) a joué un rôle primordial, permettant d’atténuer la pression que joue sur le climat scolaire le poids de la réussite « coûte que coûte », dans l’un des systèmes scolaires les moins cohésifs au monde, où les inégalités d’apprentissage sont le plus directement liées à l’origine sociale des élèves.
Si la crise sanitaire a rendu encore plus évident qu’en temps ordinaire le rôle majeur que l’école doit jouer dans la lutte contre les inégalités, elle a également permis de rappeler les progrès qu’elle doit encore accomplir en tant qu’institution devant assurer le maintien des liens sociaux. Cela ne paraît néanmoins pas envisageable sans une revalorisation matérielle et symbolique du métier enseignant, qui devrait passer également par un investissement dans la formation initiale et continue, jugée insatisfaisante par une très large partie des enseignants français.

Filippo Pirone est maitre de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, de l’université de Bordeaux.

Cause commune • janvier/février 2022