Instruction, culture, loisirs et lutte forment une totalité organique.
Une lutte interprétative
Avant d’émettre le moindre jugement, d’ouvrir la plus modeste perspective, tout auteur appréhendant le sujet de l’éducation populaire se doit de préciser ce dont il parle, de définir les termes qu’il emploie. Qu’entendre par « éducation » ? Quelle différence perçoit-on avec l’idée d’« instruction » ? Quelle place doit-elle réserver aux loisirs et à la culture ? Comment débrouiller la polysémie de l’adjectif « populaire » ? Doit-on y repérer un héritage du populus romain – peuple civique, unifié – ou s’inscrire dans la lignée de plebs – des classes « subalternes » ? L’adjectif qualifie-t-il, par ailleurs, les éducateurs aussi bien que les éduqués ?
La signification précise de ce couple de mots dépend, qui plus est, du « contexte » de son application et des « valeurs » que charrient ceux qui le brandissent. De fait – s’agissant de la nécessaire contextualisation –, défendre l’éducation populaire au mitan du XIXe siècle – quand l’instruction gratuite, obligatoire et laïque n’est encore qu’une chimère – revêt-il le même sens que s’y employer aujourd’hui ? La « bataille de l’école » est-elle effectivement gagnée ? Cette institution centrale du républicanisme ne couvre-t-elle pas une insidieuse logique classiste ? Ne participe-t-elle pas encore et toujours d’une forme d’« appareil idéologique d’État », de « fabrique du consentement » ? Et, a fortiori, quel sens cet engagement revêt-il quand l’État ouvre sa « main gauche », intervient dans les champs du social, de la culture et des loisirs – quitte à instrumentaliser les agents de l’éducation populaire, à aseptiser leur action ?
« Conçue, comme une association soucieuse du “libre développement de chacun” – pour paraphraser le Manifeste du Parti communiste –, l’éducation populaire apportera sa pierre au “libre développement de tous”. »
S’agissant des valeurs, rappelons qu’il y a, dans le mot « éducation » et son étymologie latine (ducere), l’idée de « mener », d’« élever dans une certaine direction » (Térence), d’« estimer » (Cicéron) au sens de donner de la valeur, de « conduire dehors », de « faire mouvoir » (Ovide). Nos italiques soulignent l’ambition d’une mise en mouvement, de voir les « éduqués » adopter certaines représentations, suivre un certain cap.
Une idée que l’histoire confirme et nuance à la fois.
Une réalité située et prescriptrice
Elle la nuance quand l’éducation populaire accompagne une ambition à prétention universaliste. Mathématicien, philosophe, Nicolas de Condorcet aspirait ainsi à une « instruction publique », rationnelle, tout au long de la vie – qui lui paraissait le vecteur de l’autonomie réelle des citoyens et le juste complément de l’introduction du suffrage universel. C’est une idée voisine – diffuser l’ « esprit critique » – qui, un siècle plus tard, nourrit le développement de bien des universités populaires – dans le sillage de la vague de chauvinisme et d’antisémitisme provoquée par les calomnieuses accusations à l’endroit du capitaine Dreyfus.
Mais l’histoire confirme le plus souvent la dimension normative de l’éducation populaire : celle-ci n’infuse-t-elle pas les trois courants distincts – et eux-mêmes pluriels – qui s’épanouissent au XIXe siècle ?
• le courant « confessionnel », d’abord, qui entend arracher l’ouvrier aux séductions du socialisme, le moraliser ;
• le courant « laïque républicain », ensuite – lequel considère que les antagonismes sociaux tiennent à une méconnaissance réciproque du peuple et des élites et qui, partant, milite pour une réconciliation des classes ;
• le courant « socialiste », enfin, qui – pour reprendre le mot du fondateur des bourses du travail, Fernand Pelloutier – entend donner à l’exploité la « science de son malheur », l’instruire pour élever sa conscience de classe.
« Trois dimensions– lutte, appropriation sociale et libre développement – paraissent légitimer, voire appeler une action d’éducation populaire. »
Si l’éducation populaire participe donc non seulement de l’instruction générale mais aussi d’une orientation idéologique, on est fondé à s’interroger sur les spécificités devant caractériser une perspective communiste. Avant d’y venir, il convient de lever une objection : l’éducation populaire n’est-elle pas un idéalisme ? Matérialiste historique, le communisme marxien ne saurait être tenu pour un « éducationnisme » ; toutefois, s’il ne tient pas l’éducation pour le levier principal de la transformation sociale et du progrès humain, il ne délaisse pas pour autant le combat idéologique. De fait, les analyses et évaluations historiques de Marx ne se limitent jamais au seul état des forces productives et autres rapports de production ; elles intègrent l’élément subjectif, le niveau de maturation de la conscience des classes en conflit. Point que l’Italien Antonio Gramsci approfondira remarquablement ; ses notations sur la notion d’« hégémonie » disent en effet assez l’enjeu du travail du culturel à même le social, le politique et l’économique.
D’une perspective communiste
On ne saurait, là encore, pour avancer sur la question d’une éducation populaire spécifiquement communiste, faire l’économie d’une définition : qu’entendre par communisme ? Nous retiendrons trois éléments :
• dans une formule saisissante, désormais classique – à la fois énigmatique, concrète et non dogmatique –, Marx et Engels notent que le communisme est « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » ;
• il consiste, préciserions-nous ensuite, en une radicalisation de la démocratie par appropriation « sociale » des grands moyens de production et d’échange (appropriation non réductible à une stricte nationalisation bureaucratique ou à un actionnariat populaire) ;
• il entend, troisièmement – outre l’émancipation sociale –, viser et advenir par le plein et libre développement du potentiel de chacune et chacun. Est ici fait allusion au fameux dessein de l’« Homme total », polytechnique, épanouissant l’ensemble de ses facultés spirituelles et physiques.
Ces trois dimensions (lutte, appropriation sociale et libre développement) doivent bien entendu être embrassées, articulées et nous paraissent légitimer, voire appeler une action d’éducation populaire.
La première dimension nous incite à quelque distance avec le maximalisme gauchiste, avec le rejet – par principe – de tout ce qui sourd de la formation sociale capitaliste et de l’État bourgeois. L’Éducation nationale, les politiques publiques de la jeunesse, des loisirs et de la culture doivent demeurer un enjeu pour les militants communistes. Des luttes défensives et offensives sont à mener. Et le sont effectivement.
Force est, toutefois, de reconnaître que le « sujet communiste » ne saurait se déduire pleinement de « l’état actuel », de l’exploitation et de l’aliénation toujours prégnantes. Une autre individualité naîtra avant tout d’une autre réalité, d’autres conditions d’existence, de travail, d’autres modalités de délibération collective. Ces autres conditions façonneront une intelligence plus complexe, une sensibilité plus fraternelle, un état de « conscience » plus acéré. On ne saurait, néanmoins, se « contenter » d’attendre le « Grand Soir ».
« Une autre individualité naîtra avant tout d’une autre réalité, d’autres conditions d’existence, de travail, d’autres modalités de délibération collective. »
Devant l’actuelle faillite des institutions, disputer le réel en investissant une alternative échappant à l’emprise de l’État et du marché fait sens. Prenons un exemple. Prenons-le dans un domaine d’enseignement cher aux marxistes : l’histoire. Telle que dispensée par les manuels officiels, cette discipline ignore le plus souvent les clefs d’intelligibilité du matérialisme historique et trahit notre lecture de la modernité et de l’époque contemporaine. Jugeons sur pièce en évoquant deux hauts faits de notre passé : 1789 et la victoire sur le nazisme. À en juger par la sensibilité dominante où tout rapport de force se voit fustigé comme violence, adviendra probablement le jour où la prise de la Bastille, elle-même, sera tenue pour un crime. Avec, pour intention, de jeter le discrédit sur tout combat émancipateur, sur ce que nous conceptualisons parfois comme « contreviolences ».
Pour ce qui est de la sortie de la Seconde
Guerre mondiale, la révision semble actée déjà : la contribution soviétique à la victoire sur le fascisme est relativisée ; pire, les régimes communiste et nazi sont désormais assimilés.
Qu’une éducation populaire communiste entretienne une autre appréhension du passé, dénaturalise le monde qui est et fasse vivre l’étendard des conquêtes sociales et autres luttes de libération semble donc d’une vitale nécessité. Qu’elle contribue plus largement à penser d’autres modalités pédagogiques et d’autres contenus, une instruction dépourvue de violences symboliques, chevillée au combat pour améliorer la vie et – cela étant affirmé – faisant de la culture moins un enjeu d’appropriation cumulative qu’une entreprise d’élucidation, d’expression, de délibération, qu’une façon d’envisager avec méthode une société libre, égale et fraternelle paraît essentiel.
Un mot des modalités : sous les coups de boutoir du management néolibéral et de l’austérité, les services publics rendent toujours plus compliqué d’envisager et d’éprouver une pédagogie émancipatrice, volontiers horizontale, mutuelle, faisant cas du témoignage, des aspirations et de l’imaginaire des travailleurs. On se souvient du premier considérant des Statuts de l’Association internationale des travailleurs : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Cela implique-t-il – sur le plan des contenus dispensés – de ne valoriser que la seule culture prolétarienne, les savoirs d’expériences des travailleurs ? Certes non, si l’on suit les indications de Lénine sur l’« assimilation critique » et la politique de l’« héritage culturel » défendue par Lounatcharski puis reprise par le PCF dès les années 1930. Le communisme nomme davantage un mouvement de dépassement du capitalisme qu’un strict anticapitalisme.
Les luttes et l’idéal communistes peuvent donner un tour distinct à une manière propre d’aborder les divers champs de l’éducation populaire, ces divers temps sociaux : activités culturelles, de loisir, formation continue des travailleurs, etc. Une colonie de vacances peut n’être ainsi qu’occupationnelle ou s’avérer l’occasion d’expérimenter une camaraderie et une solidarité vivantes, une citoyenneté concrète jusque dans le choix et la forme de la moindre activité pratique. Par-delà le « savoir », ces champs d’action sont susceptibles d’attiser le « vouloir ». D’« allumer un feu ».
Des précédents modestes et glorieux
S’agissant des deuxième et troisième dimensions communistes distinguées plus haut et à leur ajout à la première rapidement relatée, nous nous référerons à deux expériences historiques pour en souligner la conjonction possible.
Dans les préludes de la Commune de Paris, en 1868, Nathalie Lemel, militante féministe bretonne et Eugène Varlin, ouvrier relieur, syndicaliste et internationaliste, créèrent une cantine coopérative permettant aux ouvriers et artisans de se sustenter à prix modique – cantine qui se muait, une fois le corps de ses hôtes raffermi, en club d’échange d’idées nommé La Marmite ; l’endroit – qui connut rapidement le succès – réunissait des travailleuses et des travailleurs modestes, provenant de courants politiques divers, sans dogmatisme. L’assemblée était parfois rejointe par des chanteurs et comédiens militants, une fois leur prestation terminée. Réponse à un besoin de première nécessité, transformation sociale et faits d’art s’unissaient alors heureusement. Pas impossible que certains décrets du printemps 1871 n’aient été imaginés dans ces antres de l’émancipation.
Le deuxième moment retenu, historique également a récemment été revisité par le septième art. En effet, sorti en 2014, Jimmy’s Hall du réalisateur britannique Ken Loach nous plonge dans l’Irlande du début des années 1930. Émigré aux États-Unis, le communiste et syndicaliste James Gralton en revient à la suite de la crise économique et du relatif apaisement de la « question » irlandaise. Avec ses camarades d’antan et des jeunes gens pleins de fièvre, il restaure un dancing décati pour y déployer une sorte de foyer d’éducation, de loisirs devenant également, une fois les chaises en cercle, un authentique club citoyen. Travailleurs des champs, des tourbières et des mines, chômeurs et jeunes en manque de réjouissances se retrouvent pour partager des cours de boxe, de menuiserie, de dessin, de musique, de chant, de gymnastique, de danse folklorique et de shim sham ! Chacun apporte sa contribution bénévole, dévoile ses inclinations. Sont abordés aussi l’organisation sociale et les questions économiques : chômage, droit des travailleurs, des métayers, résistance aux maîtres comme aux prêtres.
L’expérience chaleureuse narrée par Loach émeut et fascine ; elle projette une lumière dialectique sur le débat de l’émancipation sociale. La singularité de notre hall irlandais tient en effet dans la conjugaison de l’« enculturation » (autoémancipation) et de l’« acculturation » (assimilation critique de l’héritage) – le développement par la petite communauté de sa sensibilité propre et son ouverture à une culture autre : celle, populaire, du jazz américain ou celle, « légitime », des poèmes de William Butler Yeats. L’éducation ambitionnée est « intégrale » ; elle rejette toute mesquine spécialisation ou la réduction de l’homme à un savoir-faire. Elle est intergénérationnelle et soucieuse de l’exultation des corps comme des esprits. Instruction, culture, loisirs et lutte – ici, contre l’impérialisme britannique, l’emprise cléricale et l’appropriation privée des terres – forment une totalité organique.
Puisse l’éducation populaire communiste approfondir et élargir encore la visée de ces cercles parisiens et irlandais luttant et « communant » de concert, constitués d’individus refusant de n’être que des atomes écrasés, œuvrant au contrôle de leur vie, impatients de récolter – en ce monde – le miel de l’existence. Ainsi conçue, comme une association soucieuse du « libre développement de chacun » – pour paraphraser le Manifeste du Parti communiste –, l’éducation populaire apportera sa pierre au « libre développement de tous ».
Mathieu Menghini est historien de l’action culturelle. Il est concepteur de l’Université populaire nomade de la culture La Marmite.
Cause commune n° 36 • novembre/décembre 2023