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L’éducation populaire souhaitée par Lénine consiste d’abord en une démocratisation de la culture qui devra se traduire concrètement par la « liquidation de l’analphabétisme ». L’éducation et l’instruction des masses travailleuses constituent alors l’enjeu majeur afin d’édifier la société communiste.

Juste avant l’insurrection victorieuse d’octobre 1917, dans un texte intitulé : Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? , Lénine répond à tous ceux – des mencheviks aux cadets en passant par les socialistes-révolutionnaires – qui considèrent que les bolcheviks ne doivent pas prendre le pouvoir car ils ne seront pas capables de le conserver, même s’ils sont soutenus par une large partie de la population, les prolétaires et les paysans pauvres.

La compétence du peuple
Lénine relève toute une série d’objections formulées par les adversaires des bolcheviks et deux d’entre elles vont retenir particulièrement son attention : la première est que le prolétariat « ne pourra pas assimiler la technique de l’appareil d’État » et la seconde qu’il « ne pourra pas faire fonctionner » cet appareil d’État. Même si les classes opprimées prennent le pouvoir, elles ne sauront pas l’exercer et elles seront incapables d’organiser la société nouvelle. Lénine rappelle que « c’est, peut-être, l’argument le plus ordinaire, le plus courant. Par là même il mérite le plus d’attention ; mais aussi parce qu’il soulève un des problèmes les plus sérieux, les plus ardus qui s’offriront au prolétariat victorieux ».
Face à l’argument de l’incompétence non seulement politique mais aussi culturelle des masses, Lénine répond qu’il ne faut pas être « naïf ». Au lieu d’affirmer que le peuple est immédiatement compétent et de croire que l’édification du socialisme se fera spontanément, il reconnaît d’emblée que la première cuisinière ou le premier manœuvre venu ne pourront pas faire fonctionner l’appareil d’État. Toutefois – et c’est là l’essentiel –, s’ils n’en sont pas capables d’emblée, cette capacité peut et doit s’acquérir. Les masses peuvent être éduquées : c’est cette confiance dans l’éducabilité des masses qui caractérise les bolcheviks et les distingue de leurs rivaux qui soutiennent qu’il n’est pas possible de se passer de la bourgeoisie et de ses « spécialistes ».

« À la question de savoir comment apprendre, Lénine insiste sur la nécessité de lier étroitement chaque moment de l’éducation “à la lutte de tous les travailleurs contre les exploiteurs”. »

Si Lénine considère comme un compromis nécessaire de recourir – dans un premier temps – aux « spécialistes bourgeois » afin de faire fonctionner l’appareil technico-administratif d’État, son horizon est celui d’une « révolution culturelle » (De la coopération, 1923) qui détruira « ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues ’’classes supérieures’’, seuls les riches, ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches, peuvent administrer l’État» (Comment organiser l’émulation ?, 1917). « L’éducation et l’instruction des masses travailleurses » constituent alors l’enjeu majeur afin d’édifier la société communiste. Le problème est de savoir qui doit apprendre quoi et comment. La réponse de Lénine à ce problème sera résumée par l’expression d’« assimilation critique de l’héritage culturel ». Si elle n’est pas littéralement de Lénine, elle constitue la synthèse de la position du leader bolchevique en matière d’éducation populaire que cet article s’attache à expliciter.

Qui doit « apprendre » ?
Dans le discours Les Tâches des unions de la jeunesse qu’il prononce au IIIe congrès de l’Union de la jeunesse communiste de Russie, en octobre 1920, Lénine rappelle avec force ce qui distingue le projet communiste d’éducation des systèmes d’éducation qui l’ont précédé. Dans la société capitaliste, les connaissances ne sont réservées « qu’aux enfants de la bourgeoisie » et les jeunes ouvriers et paysans ne sont que « dressés » dans « l’intérêt de la bourgeoisie ». Il faudra désormais « instruire, éduquer, élever toute la jeune génération ». L’éducation populaire souhaitée par Lénine consiste d’abord en une démocratisation de la culture qui devra se traduire concrètement par la « liquidation de l’analphabétisme. » Il faut donc « apprendre »… Mais ce n’est encore qu’un « mot » qui certes résume pour Lénine les tâches de la jeunesse mais « qui ne répond pas encore aux questions principales et les plus essentielles : quoi et comment apprendre ? ».

« En procédant de manière critique,il sera possible d’identifier au sein de l’héritage culturel des générations passées un ensemble de savoirs, de savoir-faire, de pratiques qui ne sont pas en soi “capitalistes” mais qui constituent “les richesses créées par l’humanité” que les masses doivent s’approprier sinon “le communisme ne restera qu’un vœu pieux”.  »

Quoi apprendre ?
Quel sera le contenu de l’éducation populaire ? Lénine récuse deux conceptions : la première qui réduirait ce contenu à « la somme de connaissances qui sont exposées dans les manuels, brochures et ouvrages communistes » et la seconde qui ne verrait dans l’éducation populaire que la création ex nihilo d’une « culture prolétarienne » qui s’opposerait à la « culture bourgeoise ».
La première conception semble ignorer que, loin de récuser l’héritage culturel des générations passées, le marxisme s’est construit en « assimilant tout ce que l’ancienne science avait produit ». « Apprendre le communisme », ce n’est pas apprendre que le communisme. Marx s’est appuyé « sur les fondations solides des connaissances humaines acquises sous le régime capitaliste ». Même si elles ont été élaborées dans des contextes d’oppression, ces connaissances, cette culture scientifique et technique, qui précèdent le marxisme n’en demeurent pas moins ce qu’il y a « précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires » (De la culture prolétarienne). Le contenu de l’éducation populaire ne peut donc se réduire à réciter des « mots d’ordre » communistes.

« Lénine récuse deux conceptions de l’éducation populaire : la première qui réduirait ce contenu à “la somme de connaissances qui sont exposées dans les manuels, brochures et ouvrages communistes” et la seconde qui ne verrait que la création ex nihilo d’une “culture prolétarienne” qui s’opposerait à la “culture bourgeoise”. »

De la même manière, la seconde conception qui voit dans la « culture prolétarienne » le contenu à donner à une éducation des masses populaires se leurre sur la nature même de la « culture prolétarienne » ; celle-ci n’est pas « l’antithèse » de la culture bourgeoise, ni une « invention ». Elle « doit être le développement logique de la somme de connaissances que l’humanité a accumulées, sous le joug de la société capitaliste. » D’où la critique virulente de Lénine à l’égard du proletkult dont Alexandre Bogdanov a été l’un des théoriciens. L’éducation populaire ne consiste pas à « créer » ex nihilo une « culture prolétarienne », à l’inventer de toutes pièces. Elle ne doit pas « rejeter » mais « assimiler » les richesses culturelles du passé comme le marxisme les a « assimilé[es] et repensé[es] ».
« Assimiler et repenser » : l’importance que Lénine accorde à l’assimilation ne doit pas obérer le fait que celle-ci ne consiste pas en une imitation stérile ou à reproduire mécaniquement le passé. L’assimilation de l’héritage culturel doit être « critique » de la même manière que Marx « a passé au crible de la critique et vérifié sur le mouvement ouvrier » « tout ce que la pensée humaine a créé ».
Une tension apparaît toutefois dans les propos de Lénine. S’il affirme qu’« il faut prendre toute la culture laissée par le capitalisme et bâtir avec elle le socialisme » « toute la science, la technique, toutes les connaissances, tout l’art » (Succès et difficultés du pouvoir des soviets, 1919), cela ne signifie pas pour autant que toute la culture léguée par le passé de l’humanité doit être apprise. Quel critère permettra de séparer le bon grain de l’ivraie ? Il faut distinguer la « culture-savoir » – « ce qui est nécessaire au communisme » – de la « culture-idéologie » – « ce qui était nécessaire au capitalisme ». C’est en procédant de manière critique qu’il sera possible d’identifier au sein de l’héritage culturel des générations passées un ensemble de savoirs, de savoir-faire, de pratiques qui ne sont pas en soi « capitalistes » mais qui constituent « les richesses créées par l’humanité », que les masses doivent s’approprier sinon « le communisme ne restera qu’un vœu pieux ».

« En octobre 1920, Lénine rappelle avec force ce qui distingue le projet communiste d’éducation des systèmes d’éducation qui l’ont précédé. »

L’« assimilation critique de l’héritage culturel » réconcilie ainsi deux visions de l’éducation populaire – comme « démocratisation des savoirs » et comme « développement d’une culture propre » : « l’éducation communiste » consiste dans la démocratisation de savoirs, de techniques, de pratiques que les anciennes classes opprimées « s’assimileront-approprieront » (ce que dit le terme russe utilisé par Lénine) afin d’édifier une société sans classes. Ce n’est donc pas la science ou la technique inventées en régime capitaliste qui étaient « bourgeoises » mais leur usage : elles seront propres aux prolétaires non pas parce qu’ils les auront transformées mais parce qu’ils les auront acquises dans leur intérêt. L’exemple que donne Lénine est emblématique de la manière dont il envisage l’éducation populaire : il évoque « l’électricité » dont on sait qu’elle constitue avec les soviets l’un des deux piliers du socialisme. Pour bâtir la société communiste, l’électrification de l’industrie et de l’agriculture est nécessaire. À cette fin, il faut savoir ce qu’elle est et comment l’appliquer. Or, pour cela, il faut – par-delà une « instruction rudimentaire » – maîtriser la « science moderne » et ses applications techniques les plus complexes. Voilà la tâche des jeunes communistes : instruire « toute la génération montante des travailleurs » des derniers mots de la science. Cette perspective de l’édification de la société nouvelle permet à Lénine de préciser la pédagogie particulière qui doit être adoptée dans le cadre d’une éducation populaire.

Comment apprendre ?
L’éducation qu’appelle Lénine de ses vœux ne doit pas s’égarer dans les « vieux sentiers bourgeois ». Les jeunes communistes ne doivent pas s’enfermer dans les écoles et dans la lecture des livres. En cela, l’éducation communiste ne peut pas ne pas être militante. Mais il ne s’agit pas de militantisme comme lors de la période précédant la prise du pouvoir où la conscience socialiste devait être apportée de « l’extérieur » aux prolétaires et aux paysans. Cette éducation populaire qui se fera par la médiation de la jeunesse communiste aura lieu sur le terrain concret de l’édification de la société communiste. À la question de savoir comment apprendre, Lénine insiste sur la nécessité de lier étroitement chaque moment de l’éducation « à la lutte de tous les travailleurs contre les exploiteurs ». L’alphabétisation, le travail dans les potagers suburbains, la distribution de nourriture, l’hygiène… autant de domaines où l’éducation populaire doit être prise en charge par la jeunesse communiste afin d’aider les masses, sur le terrain, à résoudre les problèmes auxquels elles sont confrontées et de mettre fin aux injustices… C’est en se tenant au plus près des luttes quotidiennes des travailleurs que « l’assimilation critique de l’héritage culturel » prend tout son sens – sens qui est indissociable de la « révolution politique et sociale » visant à bâtir « la société communiste ».

Aurélien Aramini est philosophe. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.



Le Plan Langevin-Wallon

(On parle aussi du projet Langevin-Wallon) de 1947 est la grande idée de réforme de l’école issue du Conseil national de la Résistance (CNR) et de la Libération ; ce projet est mort-né (saboté) dès les prémices de la guerre froide.Son chapitre VII (le plan en comportait huit) est consacré à la question de l’éducation populaire. L’esprit de ce texte demeure d’actualité, les modalités, elles, sont plus problématiques.

L’éducation populaire n’est pas seulement l’éducation pour tous, c’est la possibilité pour tous de poursuivre au-delà de l’école et durant toute leur existence le développement de leur culture intellectuelle, esthétique, professionnelle, civique et morale.
Dans des temps où les progrès des sciences et le renouvellement des idées et des manifestations artistiques ne peuvent manquer de s’accélérer toujours davantage, les générations qui se suivent deviendraient vite étrangères entre elles et les plus anciennes étrangères à leur époque, si cette possibilité ne leur était pas donnée.
L’éducation populaire ne doit pas être la simple continuation de l’école avec emploi de méthodes scolaires pour compléter une instruction jugée insuffisante. S’adressant aux adultes elle doit partir de leurs intérêts actuels et utiliser leurs aptitudes d’adultes.
Elle doit être à la fois représentée sur tous les points du territoire et garder le contact avec les institutions et les hommes dont la mission est le progrès de nos connaissances culturelles. Elle exige la collaboration de tous à quelque niveau de l’enseignement qu’ils appartiennent : maîtres répandus dans les campagnes et dans les villes d’une part, maîtres des écoles normales et des universités d’autre part. Cette collaboration sera d’autant plus facile que tous les maîtres seront passés par les écoles normales et les universités.
Les écoles normales et les universités seront des foyers de culture où les maîtres, en contact direct avec les populations, devront trouver l’assistance et les collaborations voulues pour organiser dans leur propre circonscription des séances instructives ou récréatives, des excursions géologiques, botaniques, archéologiques, etc., des expositions et des festivités soit de caractère régional, soit de caractère national ou mondial. Cette énumération n’a rien de limitatif.
La fonction d’éducation populaire est d’importance trop fondamentale pour que les maîtres la remplissent à leurs moments perdus. Elle ne saurait s’ajouter à leurs charges professionnelles déjà lourdes, qui doivent être allégées en proportion.
Mais il faut aussi envisager que, dans les limites par exemple du canton, des maîtres seront entièrement délégués dans cette fonction. Cette délégation ne sera pas une délégation à vie, mais à temps. Elle permettra d’introduire plus de diversité dans l’existence professionnelle des maîtres, dont la monotonie est parfois trouvée rebutante et peut décourager certains au moment de s’y engager. Des stages d’information pourront être organisés pour les candidats à cette fonction.
Si l’armature de l’éducation populaire doit être formée par le personnel enseignant à tous ses degrés, elle devra également s’assurer la collaboration de toutes les organisations, publiques ou privées, dont le but est culturel : associations pour la connaissance du milieu historique ou naturel, pour le développement des arts et de la littérature.
Ainsi l’éducation populaire sera un ferment du progrès intellectuel, technique, esthétique, non seulement pour les individus, mais pour la collectivité.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023