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Les alternatives alimentaires en milieu rural qui empruntent la voie « agriculturelle » sont marquées par la volonté d’inventer une contre-culture qui soit une critique radicale à la fois du consumérisme et du conservatisme.

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Peut-on penser le rural autrement que comme le lieu de la désertion (« fuyez jeunes gens, l’avenir est ailleurs ») ou comme l’arrière-cour récréative de la métropolisation (la discutable « urbanité rurale »)? Autrement dit, l’avenir de la ruralité, pour reprendre les mots de la novlangue du marketing territorial, ne se résume-t-il qu’au choix kafkaïen entre une ruralité sans vie (la Beauce à ce titre en est l’emblème malheureux) et une ruralité sans rural ? Si l’on s’intéresse aux nombreuses et diverses alternatives sociales et écologiques qui essaiment en milieu rural, il est possible de comprendre que le devenir rural de nos territoires emprunte, en partie, une autre voie. Cette voie, nous proposons de l’appeler la voie agriculturelle. Elle s’illustre de différentes manières et il est possible d’en éclairer l’étendue par la question de l’alimentation. Quelles formes prennent les alternatives alimentaires en milieu rural ? Sont-elles la reproduction de schémas anciens, le symptôme d’un retour aux traditions et aux vraies valeurs des campagnes ? Le « bio » se confondant alors avec l’authentique, le circuit court avec le repli sur soi... Ou sont-elles des variantes de la pensée urbaine qui propose des « innovations » pour retrouver du sens dans l’acte de se nourrir mais sans vouloir changer les éléments structurels qui soutiennent la société de consommation ? « Retour à la terre » version Vichy ou « retour à la terre » version consommation 2.0 ? Sans nier que ces tendances existent, il nous semble important de souligner l’émergence d’une contre-culture alimentaire en milieu rural, qui cherche à construire un axe d’existence concrète qui n’est ni de l’ordre de la réaction ni de l’ordre de la métropolisation du rural.

« Il s’agit bien de retisser des existences pleines en milieu rural en reprenant en main la question de la production, et en inventant une autre culture du partage des ressources d’un territoire. »

L’émergence d’une contre-culture alimentaire en milieu rural
Se nourrir en milieu rural sans dépendre des supermarchés n’est pas une tâche simple tant la consommation a là aussi été fortement déconnectée de la production. Et retrouver un peu d’autonomie alimentaire exige bien plus que des solutions techniques (plate-forme internet de commande de paniers, etc.) ou des catalogues de méthodes ancestrales qui se confondent parfois avec une idéologie survivaliste (tribu ou oasis de survie pour amortir le choc de la catastrophe écologique annoncée). Ce que révèlent les alternatives alimentaires en milieu rural qui empruntent la voie agriculturelle, c’est la volonté d’inventer une contre-culture qui soit une critique radicale à la fois du consumérisme et du conservatisme. L’un des signes de cet aspect est la multiplication des collectifs où la présence de paysans, « néo-paysans », dit-on parfois, est importante. Il ne s’agit pas seulement de consommer la campagne, de retrouver un peu de vert pour mieux respirer, en d’autres termes de simplement transposer l’urbain dans le rural. Il s’agit bien de retisser des existences pleines en milieu rural en reprenant en main la question de la production, et en inventant une autre culture du partage des ressources d’un territoire. En rupture avec les prévisions sur la dissociation entre rural et agriculture, c’est une caractéristique importante de l’alternative alimentaire ; elle passe par une réappropriation de la question agricole et, en conséquence, de la question fondamentale de la propriété foncière et des modes d’organisation qui permettent de faire ensemble. S’inventent progressivement et modestement au sein de multiples collectifs, des plateaux de l’Aubrac à la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, de nouvelles façons de gérer des communs agricoles. Achat et gestion collectifs de bâtiments et de terres par la création de groupements fonciers agricoles (GFA) citoyens, habitat groupé, mutualisation et fabrication d’outils de production adaptés à une activité agricole sur petites surfaces et nourricières, mutualisation du financement et des risques liés à l’investissement, création de coopératives alimentaires autogérées, etc., sont autant d’expérimentations concrètes qui initient ce qui pourrait être une contre-culture en milieu rural.

« Penser le rural autrement que comme périphérie de l’urbain, sans pour autant ignorer la nécessité des passerelles entre urbain et rural, voilà peut être le principal défi que la voie agriculturelle cherche à relever. »

Le rural, un espace de possibles pour faire société autrement
Au sein de ces alternatives, le rural n’est donc pas compris comme un dortoir, ni seulement comme un garde-manger pour nourrir les villes en voie de métropolisation. Le rural est un espace de possibles pour faire société autrement, pour expérimenter des modes de vie en rupture avec la société de consommation qui disloque les existences sur l’autel du marché. La contre-culture alternative qui s’y invente ne se confond pas avec un entre-soi confortable ou un localisme identitaire, comme certains voudraient le faire croire en semant la confusion sur la portée politique de ces initiatives. Elle est largement motivée par un souci d’ouverture et de partage avec les habitants du territoire, qui se concrétise par la mise en place de lieux ou de moyens permettant la rencontre entre mondes. Ici, ce sera la création d’un café associatif dans un village où le dernier bistrot a fermé ses portes depuis de nombreuses années, là, ce sera la reprise in extremis de l’épicerie en la transformant en coopérative, là-bas ce sera la participation de membres du collectif au conseil municipal ou au comité des fêtes. Le souci d’un rapport bienveillant aux « autres » est central – rapport avec cette dame qui est née dans le village et qui habitait la maison dans laquelle aujourd’hui se loge une brasserie artisanale, avec ce vieux monsieur qui regrette que « les jeunes gens » aient perdu le sens des « vraies valeurs », avec cet agriculteur pour qui l’agriculture biologique est une niche pour privilégiés… Une attention qui est partie intégrante de cette contre-culture qui cherche à rallier la radicalité du constat et de la visée existentielle des actions à la prise de conscience que le monde, ici rural, ne peut se recomposer que sur l’intensité des relations que l’on sera capable de créer entre nous.
Penser le rural autrement que comme périphérie de l’urbain, sans pour autant ignorer la nécessité des passerelles entre urbain et rural, voilà peut-être le principal défi que la voie agriculturelle cherche à relever.

Léo Coutellec est est philosophe. Il est docteur en philosophie des sciences de l'INSA de Lyon.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018