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Où l’on verra qu’une partie de l’opinion aspire à moins de démocratie, qu’une tentation autoritaire traverse la société et que cette double tendance concerne une fraction significative de la classe dominante. C’est un courant largement incarné aujourd’hui par le parti macroniste.

Dans quel état la démocratie sortira-t-elle de la pandémie de covid-19 ? Allons-nous assister à une épidémie d’autoritarisme dans la foulée de la crise sanitaire, à un État de droit durablement mis en quarantaine ? Alors qu’un certain désenchantement démocratique s’était installé dans la société ces dernières années, ces questions ne sont pas forcément saugrenues. La société française reste traversée par de puissantes aspirations au débat, à la participation, à l’envie de dire son mot, de compter pour un. L’expérience de Nuit debout, la longue séquence des gilets jaunes, le vigoureux mouvement social de l’hiver, la demande de référendum (sur ADP) qui a rassemblé tout de même un million de signatures dans des conditions difficiles en sont des exemples récents. Les notions de participation citoyenne, de démocratie de proximité ont été des thèmes fortement mis en avant lors de la campagne des élections municipales. À l’évidence, une grande partie de l’opinion aspire à plus de démocratie par des moyens de contrôle direct sur l’action publique (référendum, processus participatif, tirage au sort, etc.)
Oui mais ces aspirations sont loin d’être unanimement partagées. Car dans le même temps, comme le notait la résolution du dernier congrès du PCF, « faute d’avoir une prise réelle sur les décisions, des millions de citoyennes et citoyens se retirent du jeu démocratique ». De récentes enquêtes d’opinion (les dernières ayant été publiées juste avant la crise sanitaire) montrent même qu’une grosse minorité préfère, au nom de l’efficacité, une démarche plus autoritaire. L’idée, longtemps iconoclaste, selon laquelle « la démocratie, ça ne marche pas fort » s’est installée dans le débat public et s’est renforcée ces dernières années.

Un doute minoritaire mais croissant à l’égard de la démocratie 
Il ressort de recherches sociologiques répétées un doute croissant, minoritaire mais croissant, à l’égard de la démocratie et une attente d’un homme fort. C’est le cas notamment du « Baromètre de confiance politique » (janvier/février 2020), publié début mars, réalisé auprès de plus de deux mille personnes, où il apparaît qu’« une importante minorité préférerait plus d’efficacité et moins de démocratie ».

« Plus on est libéral, au sens économique du terme, plus on se prononce pour une solution d’autorité, ce qui est en totale contradiction avec une imagerie sommaire qui voudrait voir dans le libéral un ami de la liberté. »

Cette étude, menée par le politiste Luc Rouban, nous rappelle que prévaut une sorte de « mélancolie » démocratique, particulièrement sensible dans une partie de la jeune génération. 64 % des sondés estiment que la démocratie ne fonctionne pas très bien (dont 24 % qui ajoutent : pas bien du tout). À la question : « En démocratie, rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie mais plus d’efficacité », 41 % se disent d’accord, dont 9 % tout à fait.
Ces positions correspondent en partie à un clivage idéologique gauche/droite. On peut même penser que cet enjeu démocratie versus autorité/efficacité va participer demain à la recomposition de ce clivage. Mais l’affaire n’est pas qu’idéologique.
Cette recherche montre deux données intéressantes. Un : plus on est libéral, au sens économique du terme, plus on se prononce pour une solution d’autorité, ce qui est en totale contradiction avec une imagerie sommaire qui voudrait voir dans le libéral un ami de la liberté. Deux : plus on est libéral/autoritaire, plus on appartient à la classe dominante.
Certes, Luc Rouban dit et répète dans la même étude qu’il faut bien se garder « d’une lecture un peu simpliste en termes de lutte des classes ». N’empêche, les résultats de son travail indiquent bien une « radicalisation autoritaire » des dominants.

Comment les sondeurs ont-ils opéré pour obtenir ces résultats ?
Ils ont établi un double indice. Un indice de libéralisme, tout d’abord, qui identifie ceux qui répondent le plus positivement à ces trois questions : faut-il réduire le nombre des fonctionnaires ? Faut-il que l’État fasse confiance aux entreprises ? Faut-il donner la priorité à la compétitivité économique sur le pouvoir d’achat des salariés ?
Comparé aux pays voisins, le niveau moyen de libéralisme économique en France est relativement faible. « On est loin d’une conversion massive au libéralisme économique, ce qui implique que ce dernier peut être imposé plutôt que partagé. » On remarque que le degré de libéralisme évolue en fonction des diplômes. Plus on est diplômé, plus on est libéral. L’attrait pour le libéralisme (au sens qui vient de lui être donné) s’élève à 41 % chez des titulaires du BEPC, 42 % pour les bacheliers, 51 % pour des sondés disposant d’un master et 63 % pour le niveau grandes écoles/doctorat.

« Une grande partie de l’opinion aspire à plus de démocratie par des moyens de contrôle direct sur l’action publique (référendum, processus participatif, tirage au sort, etc.). »

Les chercheurs ont établi par ailleurs un indice d’autoritarisme, qui permet de cerner ceux qui donnent les réponses les plus positives à trois questions. Un bon système politique est celui : qui a à sa tête un homme fort, qui n’a pas à se soucier du parlement ni des élections : où ce sont les experts et non le gouvernement qui décident le meilleur ; où l’armée dirige.
On s’aperçoit que les catégories dites « supérieures » se prononcent à 31 % pour un homme fort, à 45 % pour un gouvernement d’experts, à 14 % pour le recours à l’armée.
On imagine volontiers que le réflexe autoritaire « se réfugie dans les recoins de l’extrémisme », dit pudiquement Luc Rouban qui doit bien admettre qu’à présent « l’autoritarisme a gagné toutes les couches de la société ».
Les sondeurs ont alors recoupé ces deux indices (celui du libéralisme et celui de l’autoritarisme). Bien sûr, selon le degré d’engagement des sondés sur ces deux axes, on peut aboutir à une grande variété de combinaisons, repérer par exemple des « libertaires antilibéraux » (des citoyens opposés à la fois au libéralisme économique et à l’autoritarisme), des « libertaires libéraux » (anti-autoritaires et partisans du libéralisme économique) ou des « autoritaires antilibéraux ». Mais la catégorie qui nous intéresse plus particulièrement ici est celle des « autoritaires libéraux ».
On constate que s’opère, dans des sphères dominantes, une alliance significative : « Le libéralisme économique peut très bien s’associer à un haut niveau de refus des processus habituels de la démocratie représentative au point de préférer des experts ou des dirigeants forts à des assemblées d’élus. »
Politiquement, cette convergence est manifeste dans le macronisme. « Plusieurs recherches ont mis en évidence l’alliance du libéralisme et de l’autorité autant dans le projet électoral macroniste que dans l’univers idéologique des adhérents d’En marche. » Il est fait référence ici, outre l’enquête citée, à deux ouvrages, La République en marche », Terra Nova, et Le Paradoxe du macronisme, Presses de Sciences-Po.

« Le libéralisme économique peut très bien s’associer à un haut niveau de refus des processus habituels de la démocratie représentative au point de préférer des experts ou des dirigeants forts à des assemblées d’élus.» Luc Rouban 

C’est une France qui vante une approche pragmatique des choses, sans débats interminables (voir le comportement de LREM sur la question des retraites), sans s’embarrasser des « appareils partisans » (la négation de l’éventail droite/ gauche), qui aime aller à l’essentiel sans perdre de temps, bref qui entend, avec l’État, imposer le libéralisme d’en haut, dans une posture verticale, qui s’est engagée à libéraliser la société contre elle-même. C’est un projet porté par une partie de la haute fonction publique, notamment le monde de l’Inspection des finances. C’est la doxa de Macron et des siens qui, autoritaires et inefficaces, nous font subir une double peine.

Gérard Streiff est journaliste. Il est responsable des rubriques Controverse et Sondage de Cause commune.

Cause commune n° 18 • juillet/août 2020