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Les Kurdistan syrien et irakien, en dépit de leurs divergences, déterminent l’avenir de la question kurde, faisant naître un espoir qui va de pair avec une brutalisation qui affecte l’Iran et la Turquie.

Du démantèlement de l’Empire ottoman à la fin des années 1950, les Kurdes, à la suite de vagues répressives, ont connu une période d’éclipse. S’inscrivant dans les mouvements d’émancipation de l’après-guerre, ils se sont ensuite engagés dans la lutte armée pour sortir de la marginalité et bâtir progressivement un sous-ensemble régional kurde.

« Alors que les menaces de guerre se font plus pressantes, les Kurdes constituent l’une des principales forces de paix à l’échelle régionale. »

Leur division entre quatre États (Syrie, Irak, Iran et Turquie), qui brisait leur continuité, les a conduits à rejeter et à défier des frontières militarisées, à remettre en cause un nationalisme exclusif qui ne laissait aucune place aux autres communautés afin de cesser d’être une minorité. Cela explique pourquoi la résistance des Kurdes a été si forte. Vers 2010, ce conflit connaît une mutation ouvrant des espoirs avec les expériences irakienne et syrienne mais aussi des perspectives plus sombres en Iran et en Turquie.

Le tournant des années 2010
Au début de 2010, les modèles étatiques autoritaires, mis en place depuis 1920, sont contestés par d’amples mouvements sociaux. Certains États s’effondrent (Irak, Syrie) tandis que les autres (Iran, Turquie) se raidissent dans une fuite en avant.
Au début de cette décennie, des perspectives de dépassement de cette conflictualité liée à la question kurde semblent émerger. À la faveur de la guerre en Irak s’est d’abord mis en place un espace kurde autonome viable, fondé sur une économie rentière. Au Kurdistan d’Iran, l’élection d’Hassan Rohani et la signature d’un accord sur le nucléaire ont desserré l’étau qui pesait sur cette société. Par ailleurs, le déclenchement de la guerre civile en Syrie (2011) a permis aux forces kurdes de prendre le contrôle du Rojava (au nord du pays) et de proclamer leur autonomie démocratique. Enfin, en Turquie, les Kurdes ont entre­pris avec succès la conquête de municipalités qui deviennent leur laboratoire politique. Dans le même temps, la création du Parti démocratique des peuples (HDP) permettait la mise en œuvre d’une dynamique agrégeant les for­ces démocratiques de Turquie, tandis que s’ouvraient de fragiles négociations avec Ankara.
Ainsi, un projet permettant progressivement d’expulser la violence prenait forme. Cependant, l’émergence de nouveaux acteurs, notamment l’État islamique, bouleverse la situation, contraignant l’espace kurde à se remilitariser en 2015.

Espoir dans les Kurdistan syrien et irakien
Le conflit syrien est venu redéfinir la question kurde. Engagés dans une lutte pour la démocratisation de la Syrie, les Kurdes sont entraînés dans un conflit de nature confessionnelle dans lequel ils paient un lourd tribut. Leur victoire contre l’État islamique a concurremment transformé leur espace en lieu de résistance mais aussi de vie.

« Le Kurdistan de Syrie poursuit une expérience progressiste et émancipatrice innovante, non dépourvue de difficultés, mais qui permet à des communautés diverses de vivre ensemble dans un territoire libéré des tyrannies. »

Le Kurdistan d’Irak a conservé son autonomie et demeure un espace pacifié en dépit des politiques néolibérales et d’une conception opaque des rapports politiques. Celui de Syrie poursuit une expérience progressiste et émancipatrice innovante, non dépourvue de difficultés, mais qui permet à des communautés diverses de vivre ensemble dans un territoire libéré des tyrannies.
Ces deux espaces, en dépit de leurs divergences, déterminent l’avenir de la question kurde, faisant naître un espoir qui va de pair avec une brutalisation qui affecte l’Iran et la Turquie.

Les antidémocraties turque et iranienne
Comme les Arméniens il y a un siècle, les Kurdes exigent une Turquie plus égalitaire et plus démocratique. Celle-ci veut bien reconnaître leur existence à la condition qu’ils se mettent au service de la turcité et de l’islam sunnite. Face à leur refus de se soumettre, Ankara s’oppose à toute perspective de paix et a relancé la politique de la terre brûlée. Les arrestations d’élus et de militants sont quotidiennes, tandis que les révocations des maires provoquent le démantèlement des politiques locales.
Pour autant les Kurdes n’ont pas disparu. Ils constituent, au sein du HDP, la troisième force parlementaire du pays et viennent de reconquérir la plus grande partie de leurs municipalités (mars 2019). Avec une frange de la société turque, ils combattent le régime autoritaire et arbitraire de R.T. Erdogan qui a basculé dans la dictature. Certes, les islamo-conservateurs de l’AKP (Parti de la justice et du développement) conservent un bloc hégémonique solide, polarisant la société autour du conservatisme, de la turcité et du sunnisme. Les défaites cinglantes qu’ils viennent de subir dans les grandes villes sont un indicateur d’un effritement significatif de leur audience accentué par la crise économique. Après quinze ans de pouvoir, l’AKP n’est pas parvenue à imposer une hégémonie culturelle, tandis qu’elle glisse vers l’extrême droite et impose une militarisation de l’État. L’hyperprésidentialisation, la fusion du chef avec la nation, l’élimination des contre-pouvoirs produisent une désinstitutionnalisation, facteur d’instabilité et de fuite en avant répressive.
Le second facteur de brutalisation est l’Iran. Impliqué sur le terrain syrien avec une politique milicienne, il continue, par des pendaisons et des bombardements, à frapper les Kurdes et plus particulièrement les femmes. Malgré tout, cette population résiste sur le plan politique et culturel, alors que la guérilla a repris.
Les régimes iranien et turc actuels partagent une même vision guerrière de l’histoire faite d’humiliations et de sentiments de revanche sur le passé, tout en prétendant porter une mission civilisatrice afin d’imposer leur hégémonie. Pour cela, ils désignent des adversaires extérieurs : l’Occident, et des ennemis intérieurs : les minorités ou les élites corrompues. L’expansionnisme turc en Syrie, avec l’annexion et le nettoyage ethnique du canton d’Afrin, en est une illustration.
La brutalité des politiques conduites par Ankara et Téhéran aura des incidences sur l’avenir kurde en Syrie et en Irak. La défaite de l’État islamique rend plus périphérique la question kurde à l’échelle régionale, alors que la conflictualité autour de l’axe Arabie Saoudite et ses alliés, États-Unis et Israël, face à l’Iran structure toujours davantage les oppositions et les stratégies. Alors que les menaces de guerre se font plus pressantes, les Kurdes constituent l’une des principales forces de paix à l’échelle régionale. La solidarité est donc primordiale, comme l’est la condamnation sans équivoque de tous les régimes antidémocratiques qui piétinent les droits des peuples. Pour ces raisons, le Parti communiste français est pleinement engagé aux côtés des forces démocratiques et progressistes kurdes.

Pascal Torre est responsable adjoint du secteur International du PCF, chargé du Maghreb et du Moyen-Orient.


Tensions États-Unis/Iran La périlleuse escalade

Les attaques de deux pétroliers japonais et norvégien en mer d’Oman le 13 juin dernier, après les actes de sabotage de quatre navires en mai, marquent une nouvelle étape dans la dangereuse surenchère entre l’Iran et les États-Unis. Cet engrenage s’est accéléré depuis que Washington s’est retiré unilatéralement de l’accord sur le nucléaire et a mis en place un régime de sanctions.
L’heure est désormais à l’escalade. Donald Trump, ses alliés israéliens et des pétromonarchies du Golfe accusent Téhéran d’avoir fomenté ces opérations, sans preuves tangibles, conduisant les pays de l’Union européenne à exprimer de la prudence dans l’attribution des responsabilités, voire de la perplexité. Quant à l’Iran, il dément toute implication. L’offensive américaine se traduit également par un renforcement de ses capacités militaires avec l’envoi d’un porte-avions, de missiles Patriot et d’un contingent supplémentaire de mille soldats. La destruction d’un drone espion américain au-dessus du territoire iranien a conduit Donald Trump à ordonner des frappes aériennes avant qu’il ne se rétracte. Enfin, la politique de pression maximale empêche désormais l’Iran d’exporter son pétrole, menaçant d’asphyxie une économie minée par la crise, les inégalités et la corruption. Les États-Unis agissent en violation complète du droit international et imposent leur volonté au monde par leur règle d’extra-territorialité.
L’étranglement de l’économie iranienne pousse ses dirigeants à faire le dos rond, alors que la population souffre désormais de pénuries, d’absence de perspectives et d’accentuation de la répression contre toute velléité d’expression démocratique. Les femmes sont particulièrement visées par ce déchaînement de violence. Le consensus qui s’exprime sur l’exigence de résistance pousse certaines forces à accentuer la militarisation du système et à poursuivre la politique milicienne d’interventionnisme régional. Faute de dividendes politiques et économiques, Téhéran fait aussi monter la pression en annonçant que ses réserves d’uranium enrichi dépasseront les limites prévues par l’accord sur le nucléaire dès le 27 juin.
Tandis que les provocations se multiplient, rejetées par les opinions publiques respectives, les États-Unis et l’Iran proclament ne pas vouloir d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient et s’installent dans un statu quo propice à tous les dérapages. Pour les Iraniens, confrontés à des tensions internes et à des interrogations sur leur politique étrangère controversée, ni l’escalade régionale, ni le dialogue avec Donald Trump ne constituent une alternative crédible. Quant à la stratégie de Washington, elle apparaît dans l’impasse. Le président américain n’est pas parvenu, dans sa croisade, à enregimenter les pays signataires de l’accord sur le nucléaire. Il s’agace de son incapacité actuelle à faire fléchir l’Iran alors qu’il est engoncé dans un double discours : officiellement, il appelle à négocier sur le nucléaire, les missiles balistiques et la politique régionale, tout en souhaitant officieusement un renversement du pouvoir actuel. Mais surtout, Donald Trump manifeste, comme son prédécesseur, le souhait de se retirer du Moyen-Orient, tout en multipliant les foyers de conflits avec la volonté de peser sur les évènements. Enfin, dans la perspective du scrutin de 2020, Donald Trump ne se contentera pas de résultats limités sur le dossier iranien afin de flatter sa base électorale.
Le Parti communiste français s’inquiète et condamne cette dangereuse escalade qui risque d’embraser à nouveau un Moyen-Orient exsangue. Il dénonce la politique de sanctions américaine qui accentue la souffrance et la pauvreté du peuple iranien et conforte ce pouvoir théocratique dans la répression des forces démocratiques. Il appelle la France et l’Union européenne à ne pas céder aux injonctions de Donald Trump en n’appliquant pas les sanctions, en maintenant leur engagement en faveur de l’accord sur le nucléaire et en refusant de se laisser entraîner dans une politique agressive.

Pascal Torre

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019