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L’œuvre de Marx ne saurait être dissociée de la vie de son auteur, et cette vie n’est pas seulement celle d’un témoin, mais aussi celle d’un acteur.

Le premier tome de cette biographie de Marx, rédigée par Michaël Heinrich (il y en aura deux autres), marque d’ores et déjà un progrès qualitatif indéniable par rapport à la bonne trentaine de celles qui l’ont précédée. En effet, certains modes d’approche parmi les plus courants sont tombés en désuétude, la masse des textes et des documents disponibles a considérablement augmenté, cela même au moment où un certain marxisme officiel rendait l’âme, peu avant que la crise systémique du capitalisme financiarisé et mondialisé semble valider les analyses de Marx et suscite en maints endroits un intérêt renouvelé à leur égard.

Un triple engagement
La démarche de l’auteur s’inscrit pleinement et délibérément dans ce contexte. Elle est explicitée par lui, dans une préface très méthodologique, sous la forme d’un triple « engagement ». Le premier est, au fond, de faire strictement œuvre d’historien. Renvoyant dos à dos hagiographies et procès à charge, l’auteur refuse de s’engager sur le terrain glissant des interprétations, se contentant de restituer des faits avérés et des hypothèses probables. Disons-le tout de suite, la lecture y perd un peu en fluidité, scandée qu’elle est par les données factuelles avec indication de source, les « il est possible que… », « il est peu vraisemblable que », etc. Petit inconfort de lecture largement compensé par l’agrément qu’on éprouvera à voir s’effondrer maintes constructions fantasmatiques, par exemple sur la judéité de Marx ou sur son rapport au père. De fait, l’utilité de cette biographie est d’abord négative : celle d’une indispensable démystification, menée avec une constante rigueur.
Le deuxième engagement consiste à prendre en compte la totalité du corpus de Marx, totalité d’ailleurs en devenir. L’auteur dénonce les deux façons dont on a réduit l’œuvre de Marx à une caricature : d’un côté, certains l’ont présentée comme un système clos, tandis que d’autres établissaient une coupure entre un « jeune Marx » philosophe et un « vieux Marx » économiste. Lectures simplificatrices et compartimentées qui, outre les brevets d’ignorance qu’elles permettent d’avoir sur tel ou tel aspect ou période de l’œuvre de Marx, méconnaissent son identité réelle, qui est celle d’un processus
dialectique dont la continuité profonde est émaillée de ruptures, de bifurcations et de remises en question.

« Marx est tout le contraire d’un homme enraciné dans un terroir. »

Ici, toutefois, on peut se demander si l’auteur ne pousse pas le trait un peu loin, et s’il ne fait pas, à son corps défendant, preuve d’un certain manque de dialectique. Que Marx procède souvent par esquisses, qu’il produise des analyses fragmentaires, que ses nombreux brouillons témoignent de véritables repentirs, cela est certain, mais vaut surtout pour les textes dits de jeunesse, ainsi par exemple L’Idéologie allemande. C’est beaucoup moins vrai dans le cas du Capital, ouvrage certes inachevé, mais fortement structuré selon une logique qui n’est ni une chronologie, ni une description, mais la saisie de la logique propre à cet objet singulier toujours en mouvement qu’est le capital. Inachevé ne veut pas dire inchoatif ! On peut penser que la réflexion de Michael Heinrich, qui curieusement n’emploie jamais le mot de dialectique, aurait gagné à envisager que la pensée de Marx puisse être une « matrice », non pas seulement produite ni même simplement lucide, mais productrice, au-delà même des intentions et des intuitions de Marx.

« Dès sa prime jeunesse, Marx se donne comme horizon une certaine idée de l’humanité comme fin ultime, en regard de quoi le droit, comme plus tard l’économie, ne sont pas des valeurs tombées du ciel ni des lois sur lesquelles on serait sans pouvoir, mais des moyens historiquement constitués et susceptibles d’être appropriés. »

Le troisième engagement est celui de la mise en contexte. Il suppose et prolonge les deux premiers : l’œuvre de Marx ne saurait être dissociée de la vie de son auteur, et cette vie n’est pas seulement celle d’un témoin, mais aussi celle d’un acteur. Entre théorie et lutte des classes, il y a une interpénétration que Marx a sans doute été le premier à reconnaître, et cela n’est pas sans lien avec son rejet du mot même de « philosophie ». Ce premier tome apporte une masse considérable d’informations, laissant au lecteur le soin et la responsabilité de ses interprétations. Une conclusion paraît néanmoins d’ores et déjà s’imposer : Marx est tout le contraire d’un homme enraciné dans un terroir. Dès son enfance, il est mis en présence d’une réalité sociale mouvante et conflictuelle. La ville de Trèves, tout d’abord, où les ruines romaines, témoignage de l’histoire antique, coexistent avec les contradictions de l’histoire récente : occupation française, annexion par la Prusse, inégalités sociales criantes, confrontation de la société civile et de l’État, choc entre les idées libérales dont son père est porteur et de l’autoritarisme officiel, singularité d’une distance entre le protestantisme adopté par son père et le catholicisme majoritaire… Les études de droit vers lesquelles il s’oriente tout d’abord sont elles aussi placées sous le signe d’une confrontation entre les tenants du droit naturel et ceux de l’école historique du droit. Par contraste, on perçoit bien la force que peut lui donner une assise familiale et sentimentale.

La dimension anthropologique de la réflexion de Marx
Sur deux points importants, cette biographie valide des idées avancées par Lucien Sève : d’abord, sur la dimension anthropologique de la réflexion de Marx. Dès son premier texte – sa dissertation de baccalauréat où le sujet à traiter était « les réflexions d’un jeune homme au sujet du choix d’un métier » –, Marx souligne d’entrée que cette question différencie radicalement l’humanité de l’animalité. Ensuite, toujours dans le même texte, l’idée certes embryonnaire et mal exprimée, selon laquelle l’humanité, encore elle, a quelque chose à voir avec une fin, parce qu’être un humain c’est refuser d’être un simple moyen, et que c’est justement pour cela qu’il faut travailler au bien de l’humanité tout entière. Sommes-nous si loin de l’opposition, dans Le Capital, entre règne de la nécessité et règne de la liberté ? Quoi qu’il en soit, il apparaît nettement que, dès sa prime jeunesse, Marx se donne pour horizon une certaine idée de l’humanité comme fin ultime, en regard de quoi le droit comme, plus tard, l’économie ne sont pas des valeurs tombées du ciel ni des lois sur lesquelles on serait sans pouvoir, mais des moyens historiquement constitués et susceptibles d’être appropriés.
Autant dire que ce travail intelligemment dépassionné, outre qu’il permet d’en finir avec pas mal de faux problèmes et de mauvais procès, ouvre des perspectives nouvelles et permet, justement parce qu’il replace Marx dans le contexte de son époque, d’apprécier à sa juste valeur la saisie qu’il a faite de la dynamique historique et qui est toujours à l’œuvre un siècle et demi après.

Jean-Michel Galano est professeur agrégé de philosophie.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020