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Marx n’a pas subi une filiation, il a utilisé, avec un esprit critique impressionnant, un apport intellectuel diversifié qu’il a croisé avec l’expérience des luttes sociales de son époque et des mutations que vivait la société de son temps.  
par Jean-Michel Galano

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On enseigne souvent aux lycéens, voire aux étudiants, que Marx serait l’héritier d’un courant de pensée qui est celui de la métaphysique allemande, et de sa critique. Cette présentation, qui a été aussi bien approuvée par certains partisans de Marx que par la plupart de ses adversaires, est assez bien résumée dans la formule d’Alain : « Kant, qui genuit Hegel, qui genuit Marx… » (qui genuit = « qui a engendré », formule empruntée à la généalogie) : cette appréciation d’Alain, lui-même maître à penser de plusieurs générations de professeurs et par ailleurs militant du Parti radical dans les années 1930, est exaspérante. Il faut pourtant admettre que si elle contient beaucoup de faux, elle contient tout de même un peu de vrai. Marx était le premier à reconnaître que « les philosophies ne sortent pas de terre comme des champignons ». Même si avec lui, ce n’est pas tant de philosophie que de critique de la philosophie qu’il s’agit. Un courant critique qui lui était bien antérieur, mais qu’il a, le premier, placé en position centrale.

Kant : une laïcisation inachevée mais profonde de la pensée
On présente très souvent Immanuel Kant (1724-1804) comme celui qui aurait « qui avait, selon sa propre formule supprimé le savoir pour faire place à la croyance ». À la fois homme des Lu­mières et chrétien convaincu, Kant a su faire la part du feu, en montrant l’inanité des soi-disant preuves de l’existence de Dieu et de toute la métaphysique prétendument rationnelle pour cantonner la métaphysique dans la sphère de la subjectivité, individuelle ou collective, et de l’existence morale. Après Kant, et c’est en cela que sa philosophie a « fait époque », on pourra développer beaucoup de systèmes, mais on ne pourra plus ambitionner sérieusement de faire de la métaphysique une science au même titre que les mathématiques. Insistons sur ce qui fait le ressort de la critique kantienne, à savoir la thèse suivante : penser, ce n’est pas seulement analyser, décomposer, déconstruire. Penser, c’est aussi connaître le réel et c’est d’abord juger, sortir du verbalisme, aller vers ce qui existe. L’existence ne se démontre pas, elle se montre. Prenons deux exemples, celui de Kant lui-même pour commencer. Si je dis : « Tous les corps sont étendus », je n’enrichis en rien ma connaissance, car un corps étant un objet tridimensionnel, dire qu’il est étendu est une tautologie qui n’apprend rien de neuf à qui que ce soit. J’ai à la rigueur montré que je connaissais le sens du mot. On appellera ce jugement un jugement analytique. Mais si je dis : « Tous les corps sont pesants », là je sors du verbalisme, je me confronte au réel, j’ajoute quelque chose à ma définition initiale ; en d’autres termes je produis un jugement synthétique. Et je formule un principe de base de la physique.

« Kant a su faire la part du feu, en montrant l’inanité des soi-disant preuves de l’existence de Dieu et de toute la métaphysique prétendument rationnelle pour cantonner la métaphysique dans la sphère de la subjectivité, individuelle ou collective, et de l’existence morale. »

Ce faisant, Kant s’opposait frontalement à ce grand penseur idéaliste que fut Gottfried Wilhelm Leibniz, lequel développait une métaphysique qui était une sorte de méta-mathématique : Dum Deus calculat […] fit mundus  (Dieu a fait le monde en calculant). Que Leibniz, par ailleurs inventeur du calcul infinitésimal, ait été ingénieur des mines et directeur des mines du Harz, ne change rien au contenu idéaliste de son système, au principe duquel se trouve un Dieu qui calcule tout. Avec Kant, la philosophie se place résolument du point de vue de l’homme. Notre pensée peut bien rêver de se placer hors de l’espace et du temps (« La blanche colombe peut rêver qu’elle volerait mieux dans le vide »), mais en tant qu’elle est connaissance, elle est soumise à des conditions de possibilité. Le donné infiniment divers qui nous est fourni par la sensibilité, qui est pure réceptivité, et les catégories au moyen desquelles l’entendement introduit de l’unité dans ce « divers » fourni par les sens. Divers spatio-temporel. Notre seul rapport direct au réel, ce sont les intuitions sensibles (il n’en est pas d’autres !), tout le reste étant travail discursif (c’est-à-dire logique et non réel : notre sensibilité ne fait que recevoir, notre entendement met de l’ordre dans cette matière mais ne crée rien du tout). L’entendement classe, unifie et organise. La métaphysique commence quand la pensée, à ses risques et périls, dépasse le champ de l’expérience possible.
Ce rappel schématique a simplement pour but de faire ressaisir que Kant, par-delà son vocabulaire rébarbatif, est un penseur du concret. L’espace et le temps sont des formes a priori sous lesquelles le réel nous apparaît dans sa matérialité. Même si elle est relative aux formes de la sensibilité (concession de Kant à l’idéalisme), une sensation n’est pas une apparence, la sensibilité ne saurait se dissoudre dans l’intellect.
Et certes Kant, même s’il évoque allusivement la possibilité que sensibilité et entendement puissent dériver « d’une souche commune », développe une théorie résolument anhistorique de la raison et du « sujet transcendantal », faisant l’impasse sur les constituants sociaux de la connaissance. Certes, sa théorie de la méthode, deuxième partie de la Critique de la raison pure, est restée quasiment à l’état d’esquisse. Il n’en demeure pas moins que Kant, contemporain des premiers triomphes de la physique et des premiers progrès balbutiants de la chimie, a pleinement compris que les mathématiques devaient davantage fournir un outil qu’une vision du monde. Et son apport est d’avoir posé que la connaissance, y compris dans le cas si particulier des mathématiques (les jugements synthétiques a priori ne sont pas le compte rendu d’une expérience réelle mais l’anticipation d’une expérience possible inscriptible dans l’espace et dans le temps) est toujours en rapport avec la matérialité.

Hegel : de la réalité de la dialectique à la dialecticité du réel
À beaucoup d’égards, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) peut apparaître comme moins « progressiste » et moins « laïque » que Kant : il est beaucoup plus un romantique qu’un homme des Lumières, et son progressisme initial laisse vite la place à un conservatisme revendiqué. Mais une des leçons majeures de l’hégélianisme est qu’il faut se défier des étiquettes, dans la mesure où elles figent et méconnaissent la « nature fluide » des choses. Une des premières pages de la Phénoménologie de l’esprit (1807) nous fait remarquer que si je dis « en ce moment il fait nuit », la vérité de ma phrase sera éventée demain midi. De même le bouton, la fleur et le fruit sont les moments mutuellement incompatibles et pourtant aussi nécessaires les uns que les autres à la vie d’une totalité organique.

« Rien n’est plus faux que de voir en Marx un “pur” philosophe, Marx a rompu avec ce qu’il appelait “la ci-devant philosophie”, et a pensé son apport sous les termes de “logique” et de “critique”. »

Car si Kant est le penseur du réel sensible, Hegel est celui de la vie, et notamment de la pensée. Kant s’en était tenu aux conditions de possibilité d’une pensée conçue comme jugement, Hegel reprend tout le travail catégoriel et découvre
deux choses : les catégories que nous em­­­­­­plo­y­ons ne cessent de passer l’une dans l’autre (être quelque chose, c’est ne pas être autre chose, toute affirmation est aussi bien une négation, etc.) et s’il en est ainsi dans notre façon de penser ce qui est, si nous sommes obligés de penser dialectiquement, c’est parce que le réel est dialectique.
Ici, il convient de faire un petit rappel : la dialectique désigne le plus souvent et jusqu’à Kant l’art de bien mener un dialogue, parfois avec une dimension laudative (Platon), le plus souvent avec une note un peu péjorative (Aristote). Chez Kant, le mot désigne le processus qui conduit tout naturellement la pensée à se détacher du réel et à prendre les figures du discours pour des êtres réels (illusion transcendantale où s'enracine la métaphysique rationnelle). Hegel rompt avec cette tradition : il voit dans la dialectique la seule façon de penser la vie, car la vie ce sont des ensembles, et des ensembles évolutifs. Il est encouragé à cela par l’évolution à son époque des sciences du vivant, le passage essentiel de l’histoire naturelle à la biologie, mais aussi par le mouvement général des sciences, qui en tous domaines substitue à la description des formes et à la copie des modèles la mise à jour de processus et de fonctions. Évolution parallèle dans les techniques, où les machines sont de plus en plus dotées d’autonomie de fonctionnement, et dans l’art, où il croit discerner un déclin de l’imitation de la nature spatiale au profit de la musique et de l’imagination.
C’est dire que Hegel ne s’est pas contenté de prolonger l’apport kantien, apport qu’il a au contraire sévèrement critiqué : pour Hegel, Kant est demeuré dans la pensée d’entendement, qui sépare et dissocie au lieu de réunir. Surtout, Hegel déploie une étonnante philosophie de la nature, qu’il est bien difficile de ne pas qualifier de métaphysique : pour lui, la nature est posée par l’esprit (=Dieu) comme son « Autre », et les moments de la vie de la nature, qui vont de l’inorganique à la pensée rationnelle en passant par l’organicité, sont autant d’étapes de la récupération de l’esprit par lui-même. Partie « honteuse », voire « bouffonne », de sa doctrine, a-t-on dit. C’est à voir : si Hegel développe un système au plus haut point spéculatif et revendiqué comme tel, il n’en demeure pas moins que, comme Kant, il voit dans le sensible « matière à penser » ; toutefois, contre Kant, il y voit aussi quelque chose comme une « matière pensante ». Pour lui, la vie est une préfiguration ou encore une paléontologie de la raison, intuition en son fond profondément matérialiste, quelle que soit la lettre de sa doctrine. Avec lui, la « racine commune aux deux souches » devient non seulement une possibilité, mais une certitude.

« Si Hegel n’a pas trop approfondi le sillon matérialiste creusé par Kant, il en a tracé un autre, convergent et considérable, avec l’idée non seulement d’une homologie, mais d’une identité entre les processus de la vie et ceux de la pensée. »

En d’autres termes, si Hegel n’a pas trop approfondi le sillon matérialiste creusé par Kant, il en a tracé un autre, convergent et considérable, avec l’idée non seulement d’une homologie, mais d’une identité entre les processus de la vie et ceux de la pensée. Intuition aux conséquences matérialistes sans doute inaperçues de Hegel lui-même, dans la mesure où celui-ci se place dans l’optique religieuse d’un esprit se dégageant de la matière (son esthétique antimatérialiste marche à l’évidence sur la tête) mais donnant à un matérialisme moder­ne les moyens d’élaborer une conception unifiée et non réductrice des rapports entre les hommes et leur monde. Faut-il chercher ailleurs la raison pour laquelle Marx, dans la préface de la deuxième édition du Capital, tout en se démarquant fermement de l’idéalisme hégélien, rend hommage à « ce grand penseur » et affirme, avec un lyrisme rare chez lui, que la dialectique est « la reine du monde » ?

Marx : une théorie fille de son temps mais non sans héritage
Alain a tort sur l’essentiel : Marx n’a pas subi une filiation, il a utilisé, avec un esprit critique impressionnant, un apport intellectuel diversifié, qu’il a croisé avec l’expérience des luttes sociales de son époque et des mutations que vivait la société de son temps. Lénine aura été meilleur juge, lui qui expliquait que « le marxisme » (et pas seulement Marx lui-même) était redevable à la philosophie allemande, à l’économie politique an­glaise et à la culture politique française. De fait, rien n’est plus faux que de voir en Marx un « pur » philosophe. Marx a rompu avec ce qu’il appelait « la ci-devant philosophie », et a pensé son apport sous les termes de « logique » et de « critique ». Si Hegel pensait de son côté que la vérité de la philosophie se trouve dans l’histoire, en tant que devenir de l’Esprit absolu, cette vue n’était chez lui que spéculative. Le pas en avant décisif a consisté pour Marx à poser le monde de l’homme comme le monde historiquement situé, économiquement déterminé et socialement organisé des hommes en chair et en os, occupés à produire et à reproduire leur vie matérielle. Les avancées théoriques effectuées par ses prédécesseurs ne doivent pas être sous-estimées pour autant.

Jean-Michel Galano est professeur agrégé de philosophie.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019