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L’AJL, Association des journalistes lesbiennes, gays, bisexuel.le.s, trans et intersexes (LGBTI) œuvre à sensibiliser les médias en particulier, à mieux aborder les questions LGBTI.

Est-ce que tu pourrais présenter l’AJL en quelques mots ?
Elle s’est créée en 2013 suite au débat sur le « mariage pour tous » et notamment sa traduction dans les médias que nous étions beaucoup à avoir jugé globalement très mauvaise. Un groupe d’une trentaine de journalistes a alors décidé de s’organiser pour essayer de promouvoir un meilleur traitement des questions LGBTI dans les médias, une meilleure représentation et une plus grande visibilité.

Quel est le mode de fonctionnement de l’association ?
Nous sommes à peu près cent soixante depuis deux ans, répartis dans différentes commissions. Certaines fonctionnent toute l’année, d’autres se montent sur des sujets plus ponctuels, les études par exemple. Et comme dans toute association, il y a un conseil d’administration et un bureau. Mais l’usage jusque-là fait que nous travaillons avec la « base » de l’association : le CA ne prend jamais de décisions sans qu’il y ait eu un débat avec le reste de l’association, en tout cas les membres qui répondent présent à l’invitation aux réunions. Nous restons sur un fonctionnement très horizontal.

Comment la création de l’AJL a-t-elle été reçue à l’intérieur du milieu journalistique ?
Les journalistes n’aiment pas tellement en règle générale qu’on les critique. Ce qui nous caractérise cependant à l’AJL, c’est que nous sommes du métier, même si l’on a vite fait de nous affubler du qualificatif de « militants », considéré comme infamant dans le milieu journalistique. Après, cela dépend des médias : certains sont ouvertement hostiles aux personnes LGBTI, ce sont des médias clairement réactionnaires, et d’autres se crispent spécifiquement sur ces enjeux. Mais, au-delà de cette franche hostilité, il y a parmi les journalistes beaucoup d’ignorance et même d’indifférence : pour beaucoup, ce n’est pas un sujet, alors que ce sont des questions qui concernent plusieurs millions de personnes dans le pays. Et quand on ne s’intéresse pas aux questions de santé, de droit, ou culturelles qui concernent spécifiquement ces populations, on produit une information de moins bonne qualité. C’est véritablement notre credo : l’information n’est pas complète si on ne traite pas les sujets ayant trait aux personnes LGBT ou si on ne les traite pas correctement.

« Les Out d’or sont des prix de la visibilité LGBTI, une manifestation qui reconnaît ce qui se fait de bien dans ce domaine. »

Vous avez notamment rédigé une charte contre l’homophobie, qui a été signée par un certain nombre de rédactions. Ont-elles été faciles à convaincre et cela a-t-il modifié les manières de travailler et de se comporter avec les collègues LGBTI ?
Je n’étais pas encore dans l’association à l’époque donc je ne sais pas si cela a été difficile de convaincre les rédactions de signer. Je sais que certaines ont ostensiblement affirmé qu’elles ne signeraient pas, et d’autres qui ont accepté tout de suite, mais je ne pourrai pas répondre précisément sur ce point. Aujourd’hui nous réfléchissons sur cette charte, c’est une de nos premières ac­tions et c’est un outil essentiel car nous pensons qu’il faut absolument dialoguer avec les rédactions. Nous ne pouvons pas nous contenter de rester dans une posture critique. Nous avons certes cette posture critique et elle nous confère une partie de notre légitimité. Mais, comme je le disais, les journalistes ont un rapport particulier à la critique de leur travail, donc il est crucial de maintenir un dialogue avec eux. Dans cette démarche, nous n’avons pas assez utilisé cette charte : nous nous sommes concentrés sur le kit, le pendant pratique de la charte, offrant un certain nombre de ressources pour mettre ses principes en œuvre. L’AJL propose ainsi un kit à destination des rédactions afin de mieux travailler sur les sujets LGBTI ; la page internet du kit est très visitée, bien au-delà des journalistes. Nous sommes régulièrement contactés par des journalistes nous demandant comment s’informer sur une question spécifique et on les renvoie vers le kit, qui n’est pas la panacée mais constitue une bonne porte d’entrée sur ces sujets.

Quels autres publics utilisent le kit ?
N’importe qui veut s’informer : c’est un vade-mecum de base, écrit par des journalistes pour des journalistes – il y a quelques points techniques mais il peut être utile à n’importe qui souhaitant utiliser les bons termes pour parler des personnes trans par exemple.

Vous réalisez également régulièrement des études sur le traitement dans les médias de certains sujets. Vous avez par exemple récemment publié une étude assez reprise sur l’émission de radio Les Grosses Têtes. Comment travaillez-vous pour les réaliser et que revendiquez-vous à travers ces outils ? Est-ce que vous revendiquez par exemple que le CSA soit davantage attentif à ces questions ?
Un groupe de membres de l’association se répartit l’écoute des émissions, par exemple, pour Les Grosses Têtes pendant cinq semaines, de fin septembre à fin octobre. Chaque semaine nous faisions un point sur les relevés de propos et nous les qualifions collectivement. Nous faisions le tri entre ce que nous jugeions pertinent de garder ou non. Les écoutes se faisaient individuellement mais les bilans étaient collectifs et permettaient, en croisant nos avis, de garder une certaine cohérence. Au final, quatre points sont ressortis de l’analyse : le sexisme, omniprésent – il y a plus d’une remarque sexiste toutes les dix minutes –, l’homophobie, le racisme et la relativisation des violences à caractère sexuel, au sens très large du terme. Nous avons réalisé des analyses assez fouillées sur ces thèmes, en compilant ce qui était dit à l’antenne, mais aussi en le mettant en perspective. Nous n’étions pas les premières et les premiers à travailler sur les conséquences des moqueries sur les femmes, les homosexuels, les trans, les personnes racisées, etc. Nous avons ainsi relié nos écoutes à des travaux scientifiques sur ce sujet – car notre travail est sérieux mais il n’a pas de prétention scientifique. Nous avons également fait deux interviews : avec Valérie Rey-Robert, sur la culture du viol qui transpire dans chaque émission des Grosses Têtes, mais aussi avec Nelly Quemener sur l’influence du rire sur les minorités. S’agissant du CSA, il a toutefois une action contre les discours de haine dans les médias, comme on l’a vu avec Cyril Hanouna par exemple, mais les émissions d’humour conservent une sorte d’impunité à ses yeux : il est plus difficile d’y montrer une intentionnalité malveillante. Ce que l’on cherche avec ce type d’étude, ce n’est pas du tout d’interdire Les Grosses Têtes, nous n’avons pas une vocation de censeurs, mais de montrer que le sexisme, l’homophobie ou le racisme commencent bien avant les agressions physiques. Ils commencent dès la plaisanterie. Et, en l’occurrence, ce n’est pas une plaisanterie isolée, mais des dizaines et des dizaines, émission après émission, sur les femmes supposément idiotes, dont les corps sont toujours trop gros ou trop maigres, les gays qui seraient obnubilés par le sexe, ou les violences à l’égard des unes et des autres qui ne seraient pas à prendre au sérieux. La répétition, pour ne pas dire l’acharnement, invalide l’excuse selon laquelle il n’y aurait pas d’intention maligne derrière les plaisanteries.

« L’information n’est pas complète si on ne traite pas les sujets ayant trait aux personnes LGBT ou si on ne les traite pas correctement. »

Depuis quelques années, vous organisez une cérémonie intitulée les Out d’or. Peux-tu expliquer en quoi elle consiste et comment elle s’articule à vos autres actions ?
C’est une cérémonie que nous avons créée en 2017 et qui a lieu tous les ans, sauf en 2020 à cause de la crise sanitaire. Les Out d’or sont des prix de la visibilité LGBTI. Nous nous sommes en effet dit qu’à côté de la critique des médias, il fallait un endroit où saluer ce qui se fait de bien dans notre domaine. Car même si nous trouvons que les choses évoluent trop lentement, il faut aussi reconnaître qu’il y a des avancées et de très bonnes choses qui sont produites dans les médias français. Nous avons voulu également que ce soit un moment festif, un peu « paillettes », parce que le militantisme LGBTI est aussi un militantisme qui se distingue par son caractère festif, comme l’illustre le film 120 battements par minute : le dramatique et le festif se côtoient parfois étroitement. C’est un événement attendu, qui touche le public. On nous a déjà demandé de prévoir une salle plus grande. C’est aussi un endroit de rencontre entre mondes médiatique et associatif, deux mondes qui se regardent parfois avec beaucoup de méfiance. Néanmoins, les médias doivent comprendre que les militants ne sont pas un problème mais une ressource et ces derniers doivent considérer les médias comme un moyen d’action.

« L’AJL propose un kit à destination des rédactions afin de mieux aborder les sujets LGBTI ; c’est un vade-mecum de base, écrit par des journalistes pour des journalistes. »

Le milieu du journalisme est malheureusement aux premières loges de la précarisation aujourd’hui, est-ce un facteur qui peut entraîner une résurgence des discriminations envers les personnes LGBTI selon vous ?
Nous avons beaucoup de pigistes dans l’association, et on sait que les pigistes sont de plus en plus précarisés actuellement avec la réforme de l’assurance-chômage notamment. Certaines et certains de nos camarades nous disent qu’ils pensent abandonner le métier si cette réforme entre en application. Nous sommes une association intersectionnelle, quand nous dénonçons le sexisme, l’homophobie et le racisme dans Les Grosses Têtes, nous dénonçons le fait que cette émission participe à la précarisation de ces personnes dans la société. Ces discriminations ne sont pas des faits « dans les nuages », c’est très concret, elles affectent la vie économique et sociale des personnes touchées. Ça compte ! Ça compte quand, par exemple, un DRH devra entendre une femme qui accuse un collègue de l’avoir agressée sexuellement. Si le DRH a en tête ce qu’il entend tous les jours dans Les Grosses Têtes, donnera-t-il autant de crédit qu’il le faut à ce témoignage ? Est-ce qu’il jugera crédible la candidature d’une personne trans s’il écoute quotidiennement une émission qui les brocarde ? Ce sont des questions vraiment importantes à nos yeux.

Rachel Garrat-Valcarcel est coprésidente de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gays, bi.e.s, trans et intersexes). Propos recueillis par Igor Martinache

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021