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Jehan-Rictus est un poète hors norme. Il est l’un des rares écrivains français à avoir fait du pauvre la figure centrale de son œuvre. Même s’il a écrit et publié quelques autres livres, il reste connu avant tout pour Les Soliloques du Pauvre.

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Gabriel Randon (son vrai nom, auquel sa famille avait ajouté le faux titre de noblesse de Saint-Amand) est né à Boulogne-sur-Mer, le 21 septembre 1867, et est mort à Paris, le 6 novembre 1933. Il a connu une enfance chaotique. Ses parents (un père professeur de maintien et une mère comédienne sans succès) semblent ne pas l’avoir reconnu. Ils se sont vite séparés et ses rapports avec sa mère furent toujours des plus difficiles. Il la décrit comme une folle échappée de Bicêtre. Il faut dire qu’elle a même été jusqu’à tenter de l’assassiner.
Ayant quitté, adolescent, ce foyer peu accueillant, le futur poète a vécu pendant des années une vie d’errance dans les rues de Paris, parfois hébergé par des amis, dormant souvent dehors, exerçant quelques emplois précaires et survivant grâce à la générosité de quelques poètes et chansonniers dont il fit la connaissance à Montmartre, comme José-Maria de Heredia, Aristide Bruant ou François Coppée. Vite, il se mêle à ce milieu et fait ses débuts dans les cabarets montmartrois. Ses premiers pas poétiques, influencés par l’école parnassienne, ne se font guère remarquer. Il s’essaye aussi au journalisme, sans plus de succès… jusqu’au moment où il se décide à inventer les faits divers dont il traite, et là Le Figaro le publie. Mais le tournant se situe en 1894. Voulant rompre avec sa vie de débine, il crée son personnage de Jehan-Rictus (anagramme de Christus) au cabaret des Quat’z’arts, et met en scène sa vie de sans-abri. Il le fait, dans le parler faubourien, l’argot parigot, avec beaucoup de verve et une évidente maîtrise de l’outil poétique. Peu de poètes ont su, comme lui, faire poésie de la langue parlée (Gaston Couté, à la même époque, et Prévert au XXe siècle).
Contrairement aux poètes qui parlaient des pauvres (même de très grands, comme Hugo ou Baudelaire), lui entend leur donner la parole à travers son alter ego. Sa dénonciation du sort de ceux qu’on nomme aujourd’hui SDF, et qu’il appelle « purotains », et de l’hypocrisie des bien-pensants n’a pas pris une ride. Il le fait avec colère, truculence, faconde, humour. Et cela lui a valu le succès. Il raconte qu’on se mit à l’inviter dans les salons, « pour le voir manger ». Gambetta lui est venu en aide, en lui faisant avoir un emploi… au mont-de-piété !
Les Soliloques a été réédité plusieurs fois, notamment en 1903, avec de superbes dessins de Steinlein. Un autre recueil a suivi, Le Cœur populaire. On y retrouve certaines de ses qualités, une grande capacité aussi à faire parler les enfants, victimes de la violence des adultes. Mais dans ce livre commence à apparaître une certaine dérive. Jehan-Rictus, qui professait des convictions libertaires, anticléricales et pacifistes, vire progressivement à droite. Sa rage contre la misère se change peu à peu en remontrance aux pauvres, enfoncés dans leur crasse… Il sera d’ailleurs bientôt encensé par Léon Bloy et Léon Daudet et finira sympathisant de l’Action française. Mésaventures de l’anarchisme individualiste. Reste une œuvre forte, une voix qui tonitrue et qui secoue.

Francis Combes

Voici « L’Hiver », par quoi débute Les Soliloques
Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés,
V’là l’ moment de n’ pus s’ mett’ à poils :
V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queue d’ la poêle
Dans l’ Midi vont s’ carapater !

V’là l’ temps ousque jusqu’en Hanovre
Et d’ Gibraltar au cap Gris-Nez,
Les Borgeois, l’ soir, vont plaind’ les Pauvres
Au coin du feu… après dîner !

Et v’là l’ temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lanc’ments d’ putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains !

Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’ la guigne,
À côté d’artiqu’s festoyants
Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,
Pleins d’ sanglots… à trois sous la ligne !

Jehan-Rictus, Poésies complètes, présentées
par Christian Tanguy, La Part commune, 2012.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018