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Paris, mardi 30 mai 1871

Chère Mathilde,

J’ai enfin réussi ce matin à rejoindre Paris par un service de voiture organisé depuis Versailles, les rares trains en mouvement étant réservés aux autorités militaires. Je vous écris au milieu des ruines fumantes. Il flotte sur la ville une épaisse odeur d’incendie chargée de pétrole, mais près des édifices délabrés, des façades éventrées, la vie reprend son cours. Les cafés des boulevards sont ouverts pour la plupart, et les terrasses ensoleillées garnies de consommateurs. Aux balcons, aux fenêtres des arrondissements du centre, le vent agite une multitude de drapeaux tricolores. On se promène en famille sur les Champs-Élysées, on encourage les pompiers dont beaucoup ont été dépêchés de province avec leur matériel, et qui noient les dernières flammes, comme celles du ministère des Finances, sous les eaux. Il faut prendre garde en marchant à toutes les bouches d’égout ouvertes sur le néant. Des centaines, certains disent des milliers, d’insurgés se seraient réfugiés dans les entrailles de la ville et des détachements de soldats équipés de cuissardes les traquent dans les immondes boyaux d’où ils extraient des armes par centaines. On parle aussi de régiments entiers cachés dans les catacombes ou les carrières d’Amérique, vers Belleville.

On entend encore, au loin vers l’est et le nord, quelques coups de feu mais le canon s’est tu.

Comme je vous l’avais promis, mes premiers pas m’ont conduit vers la rue du Bac qu’enveloppaient d’acres nuages de soufre. Tout le quartier a été le théâtre de violents duels d’artillerie dont les effets se sont ajoutés aux impressionnantes destructions provoquées, là encore, par les incendies. Un immeuble sur deux a été touché et certains se sont irrémédiablement effondrés comme ceux qui se dressaient au coin de la rue de Lille. Si le magasin du Petit Saint-Thomas est sauf et le Café d’Orsay miraculé, il ne reste rien de la maison de draps Le Borgne et la devanture de La Fileuse est criblée de balles ainsi que d’éclats d’obus. La maison où habite votre frère est pratiquement intacte, encadrée par ce qui reste des bâtiments qui la flanquaient : des monticules de pierres noircies, le squelette d’un escalier courbe, d’impressionnantes poutres de chêne, des meubles et de la vaisselle brisée, les tableaux crevés d’où nous regardent les ancêtres de ceux qui ont tout perdu.

J’ai pu parler avec la concierge, Madame Amand, que je croyais réfugiée dans son Poitou natal mais qui en fait est demeurée à Paris pendant les événements. Elle s’escrime sur les escaliers, les carrelages, les boiseries, les carreaux, insensible aux nuages de poussière nés des destructions qui ne cessent d’anéantir son œuvre.

Elle m’a ouvert la porte de l’appartement de Jacques grâce au double des clefs dont elle dispose. Tout y est aussi encombré de livres et de journaux qu’à l’habitude, et j’avais l’impression qu’il allait surgir de sa chambre, un volume entre les mains, pour m’interroger à propos d’une théorie dont il venait de découvrir l’existence.

Madame Amand a assisté à l’arrestation de Jacques par un groupe de soldats loyalistes, dimanche dernier, devant les magasins du Bon Marché. On lui reproche d’avoir continué à diriger les Archives nationales pendant l’insurrection et non d’avoir participé aux combats. Il a été transféré vers le camp de Satory, à Versailles, en attendant qu’on statue sur son sort. J’ai pu m’entretenir avec l’officier qui a ordonné sa capture et qui s’est montré rassurant : les installations des Archives n’ont subi aucun dommage, protégées par un ordre d’André Alavoine, délégué à la Commune, visant à protéger de toute destruction les trente millions de liasses entreposées, et c’est Jacques en personne qui s’est chargé de son application. On m’a également confié que le directeur de l’Imprimerie nationale, Monsieur Louis-Guillaume Debock serait disposé à témoigner en sa faveur.

Je crois que, dans cet océan de barbarie qui a submergé notre chère capitale, nous pouvons être rassurés sur la destinée de votre cher parent, de votre frère qui est devenu le mien au moment de notre union. Les premières heures de la reconquête ont été les pires. Partout, l’exaspération s’est muée en exécution publique. Partout les membres et les affiliés de la Commune ont été passés par les armes dès qu’ils ont été vus et signalés.

Le docteur Tony Moilin, l’inoubliable auteur de Paris en l’an 2000, arrêté aux alentours du Luxembourg a été condamné à mort après un interrogatoire des plus sommaires. Avant de mourir, il a demandé avec insistance à être marié avec sa compagne Lucie-Marie Repiquet qui est enceinte de sept mois. La cour martiale a refusé mais le maire du 6e arrondissement, le citoyen Hérisson, a accédé à sa requête. Sitôt le mariage célébré, le docteur Tony Moilin a été passé par les armes.

Un peu plus tard, Eugène Varlin a lui été appréhendé aux alentours de la place Cadet. On l’a accusé d’avoir pris part à l’incendie du ministère des Finances dont il avait la charge. Trois lignards l’ont escorté jusqu’à la Butte Montmartre pour le fusiller à l’endroit exact où le furent les généraux loyalistes Leconte et Clément Thomas. Comme dernier geste, il a refusé qu’on lui bandât les yeux et a vu bondir la mort des fusils. Charles Melin, délégué à la Commune du 6e arrondissement, s’est borné, lors de son interrogatoire, à répéter : « Nous avons perdu la partie, c’est vrai, mais nos petits-neveux la reprendront et la gagneront sûrement. » Il a opposé la plus énergique résistance avant d’être fusillé.

Pas une heure sans qu’on annonce la mort de Jules Vallès. Huit ou dix pauvres bougres qui épousaient sa silhouette de trop près sont passés de vie à trépas pour ce seul motif ! Le photographe Nadar a lui aussi été pris et envoyé à Versailles pour son activisme dans l’envol des ballons vers la province. D’ailleurs, plusieurs membres de la Commune ont voulu sauver leur tête de manière inédite. Ils sont arrivés dans la soirée de dimanche à l’usine de gaz située sur le boulevard de Vincennes et ont donné l’ordre de gonfler un ballon qui s’y trouvait. Quelques heures plus tard, le ballon et sa nacelle étaient prêts à prendre l’air mais des gardes nationaux qui voulaient également quitter Paris par la voie des airs ont menacé de trouer la toile avec les balles de leurs fusils. Les évadés, déçus, ont repris la direction de l’Hôtel de Ville.

Raoul Rigault, préfet puis procureur de la Commune, a été reconnu par un passant alors qu’il tentait, sous un faux nom, de rejoindre sa compagne dans un hôtel de la rue Gay-Lussac. Il a été fusillé au coin de la rue, sans autre forme de procès, puis dépouillé de ses biens par les badauds.

Le corps de Delescluze a lui été retrouvé devant le numéro 5 du boulevard du Prince-Eugène, au milieu de vingt-sept autres cadavres. C’est un architecte nommé Lenormand qui l’a identifié à la canne qui le supportait depuis dix ans. Il avait sur lui sa nomination de délégué à la guerre de la Commune, son laissez-passer, des lettres de La Cécilia et celle-ci de Maxime Lisbonne : « Citoyen Delescluze,

Envoyez immédiatement des artilleurs, des voitures et des attelages pour le transport des munitions. Les remparts ne sont plus tenables s’il n’y a pas d’artilleurs. J’ai beau, avec la garde nationale et les francs-tireurs qui ont fourni des volontaires, faire le service de l’artillerie, je ne peux pas aller plus longtemps.

Le colonel Lisbonne ».

La sauvagerie qui s’est donné libre cours dans les rues de Paris n’a pas épargné les enfants. Hier, un gamin de 10 ans, au terme d’une discussion politique, s’est rué sur un gamin de son âge, le fils du boulanger Ménard qui exerce au 370, rue Saint-Martin, et lui a labouré le visage avec un instrument tranchant.

Le compositeur Salvador Daniel, remplaçant de Monsieur Auber à la direction du Conservatoire, et dont vous aimiez tant les compositions mauresques, a été arrêté à son domicile de la rue Jacob et aussitôt fusillé.

Le général Dombrowski, gravement atteint au bas-ventre à la barricade de la rue Myrha, a été transporté dans la salle Saint-Honoré de l’hôpital Lariboisière où le docteur Cusco a tenté, en vain, de le sauver. Ses dernières paroles auraient été : « Cassez-moi donc la tête, je souffre trop ! » Un groupe de communards menés par le commandant Brioncel est venu s’assurer du corps afin qu’il ne tombe pas entre les mains des versaillais. Il a été déposé à l’Hôtel de Ville où le dessinateur Pilotell a fait son portrait.

Un obus est tombé au 5 de la rue du Coq-Héron sur l’imprimerie du Figaro, un autre sur l’hôtel contigu où un cheval a péri ainsi qu’un insurgé pris les armes à la main. Un peu plus loin, les débris de la colonne Vendôme sont relevés avec soin et transportés vers le palais de l’Industrie pour servir de modèle à la refonte. J’ai lu une proclamation par laquelle on demande aux personnes qui ont recueilli des morceaux, si petits soient-ils, de les apporter au palais pour faciliter la réédification du monument. À deux pas de là, des habitants offrent la soupe au vin aux soldats de Versailles, alors que l’on me confie que deux gardes du 254e bataillon ont subitement perdu la raison après avoir assisté à l’exécution de plusieurs insurgés.

L’ennemi, posté tout autour de la ville, ne reste pas inactif. Les autorités prussiennes ont remis hier plus de 1 000 fuyards aux troupes françaises, et, ce matin, ce sont plus de 2 000 autres qui ont subi le même sort, ainsi que des centaines de chevaux. Au moment de remettre les prisonniers, les Prussiens ont fait le tri et gardé les Alsaciens et les Lorrains originaires des provinces récemment annexées. Une colonne de 7 000 prisonniers a d’ailleurs remonté les Champs-Élysées. La tête de la colonne était déjà à l’Arc de Triomphe que la queue du cortège défilait encore place de la Concorde. Attachés par deux, la capote retournée, ils faisaient davantage pitié que peur. Une dizaine d’entre eux ont tenté de s’enfuir. Ils ont aussitôt été passés par les armes.

D’immenses filets ont été tendus près de la Seine, à hauteur du pont de Grenelle. Renseignements pris, il s’agit de retenir des milliers de documents, de dossiers de la préfecture de police jetés par les fenêtres et que le vent éparpille jusqu’au fleuve. D’ailleurs, le service des bateaux-mouches a repris hier. Les deux têtes de station de la ligne sont au pont Napoléon de Bercy et au viaduc d’Auteuil. Un placard collé sur un mur dénonce la « révolution cosmopolite » en listant les noms des membres du gouvernement révolutionnaire : Anys el Bittar, égyptien, Babik, Polonais, Cluseret, Américain, Capellaro, Italien, Carneiro de Cunha, Portugais, Zengerler, Allemand, Frankel, Prussien, Gejorok, Valaque, Soteriade, Espagnol…

Un conseil de guerre siège en permanence dans le foyer du théâtre du Châtelet. Les insurgés pris dans le quartier de l’Hôtel de Ville sont conduits devant cette instance. Après leur jugement, le président les fait passer par la porte de droite ou celle de gauche suivant leur degré de culpabilité. Ceux qui sortent par la porte de droite sont dirigés sur Versailles. Les autres sont entraînés à la caserne Lobau derrière l’Hôtel de Ville où ils sont immédiatement passés par les armes. Les cadavres de ces insurgés sont transportés par des tombereaux au square de la tour Saint-Jacques où ils sont enterrés. Huit fourgons chargés de corps de communards tués sur les barricades de la rue Brézin ont été dirigés vers le cimetière Montparnasse, tandis qu’à la Bastille on fait des montagnes sanglantes avec les morts apportés à pleines charrettes. Quand il y en a trop, on jette les cadavres à la Seine. Le long de la berge du quai d’Orsay, les tranchées creusées près du fleuve se sont révélées trop peu profondes et posent un problème de salubrité publique.

* * *

Pour terminer cet éprouvant récit de mes retrouvailles avec Paris, cette anecdote que l’on me dit véridique et qui pourrait donner à Monsieur Hugo, retranché dans ses appartements de Bruxelles, matière à un poème dont il a le secret ou à la création d’un personnage à l’égal de Gavroche : à une barricade du faubourg du Temple, un enfant s’empare du fusil d’un mort et fait feu sur la troupe. La barricade tombe, les défenseurs sont submergés. Les vainqueurs les collent au mur. L’enfant fait partie du lot et demande à l’officier cinq minutes de répit : « Ma mère demeure en face. J’ai dans ma poche une montre d’argent qui la sauvera de la misère. » Le militaire, surpris et visiblement ému, lui fait signe de partir, persuadé de ne plus revoir le gamin. Trois minutes plus tard, il est de retour. L’enfant saute sur le trottoir, s’adosse au mur au milieu de ses compagnons de combat : « Me voilà ».

Je m’apprêtais, chère Mathilde, à terminer cette lettre par les faibles mots dont je dispose pour vous dire l’impatience dans laquelle je suis de vous revoir, quand le portier de l’hôtel des Ursulines où j’ai pris mes quartiers m’a remis un courrier qui m’autorise à visiter Jacques, et cela dès demain, à Versailles.

Je vous embrasse, chère âme, sur ces mots d’espoir.

Votre époux esseulé,

Bertrand.

Ce texte figure dans le collectif Vive la Commune ! paru en 2021 aux éditions du Caïman.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021