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Dans le plus grand pays musulman du monde, l’histoire de l’hostilité entre mouvements islamiques et communistes est dominée par les effroyables massacres de la crise de 1965-1966 qui marqua la fin du régime Soekarno et le début de l’Ordre nouveau du général Suharto. L’antagonisme entre les deux courants, à première vue indépassable, s’inscrit pourtant dans un temps long qui permet de nuancer les oppositions.

La crise de 1965 et l’implication des organisations musulmanes dans les massacres

Le soir du 30 septembre 1965, six généraux et un lieutenant furent kidnappés par un groupe d’officiers « progressistes » emmenés par le lieutenant-colonel Untung, commandant de la garde présidentielle. Pour les putschistes, le but de cette opération était de retrouver l’esprit de la révolution, face à un haut état-major de l’armée, considéré comme décadent et corrompu. Ils soupçonnaient leurs supérieurs de préparer un coup d’État avec l’aide de la CIA et entendaient les conduire devant le président Soekarno pour qu’ils soient confondus. L’opération échoua lamentablement. Trois des généraux visés furent tués lors de leur arrestation et on décida d’exécuter les autres. Seul officier de son rang à ne pas avoir été inquiété, le général Suharto prit la direction de l'armée, plaça sous ses ordres la police et la marine et reconquit rapidement la capitale. En quelques jours, la rébellion fut mâtée. Le Parti communiste indonésien (PKI) fut désigné comme l’instigateur du « mouvement du 30 septembre » et une effroyable répression s’abattit sur ses sympathisants : en quelques mois, plus de cinq cent mille personnes furent tuées. Le PKI n’était pourtant impliqué que marginalement dans l’opération. Les massacres eurent des modalités différentes selon les régions.

« En Indonésie, anticommunisme et islam radical sont bien deux sous-produits de la décomposition de la dictature Suharto. »

À Aceh et Bali se sont des voyous et des militaires proches du Parti national indonésien (PNI) qui sont à l’initiative. Dans plusieurs autres régions, en particulier à Java, les organisations musulmanes prirent une part décisive dans les massacres. À Java-Est, le Nahdlatul Ulama (NU) confia ainsi à la brigade « multi-usages » de l’Ansor Youth Movement, son organisation de jeunesse, une répression anticommuniste à laquelle elle s’était préparée depuis plusieurs années. La région était en effet, depuis l’adoption d’une réforme agraire en 1960, le lieu d’un affrontement permanent entre le Nahdlatul Ulama et le parti communiste. Au-delà des violences de masse, les organisations musulmanes jouèrent un rôle décisif dans l’élimination politique du PKI. Dès le 5 octobre, d’importantes manifestations le désignèrent comme responsable d’une tentative de coup d’État et le 8 octobre son siège fut incendié par la foule. Le Mouvement des étudiants musulmans d’Indonésie (HMI) mobilisa la jeunesse des grandes villes et constitua un Front d’action des étudiants indonésiens (KAMI) auquel participèrent également protestants et catholiques.

« Le Parti communiste indonésien fut désigné comme l’instigateur du “mouvement du 30 septembre” et une effroyable répression s’abattit sur ses sympathisants : en quelques mois, plus de cinq cent mille personnes furent tuées. »

Le produit d’une profonde crise politique et institutionnelle

Tant l’ampleur des massacres que la vigueur des manifestations reflétaient les tensions accumulées depuis des années. La mise à bas de la démocratie parlementaire par le président Soekarno, en 1957, avait conduit progressivement à un face-à-face de plus en tendu entre communistes d’un côté, militaires et organisations musulmanes de l’autre. L’armée s’accommodait parfaitement du caractère autoritaire de la « Démocratie dirigée » de Soekarno, mais s’inquiétait des progrès du PKI. Le président s’était en effet engagé dans un dangereux équilibrisme politique avec l’alliance entre forces nationalistes, religieuses et communistes (NASAKOM). Chacun avait mobilisé son camp pour soutenir les objectifs présidentiels et le PKI, fort de ses syndicats puissants, gagnait en influence. À partir de 1963, l’affrontement semblait d’autant plus inévitable que la santé de Soekarno déclinait. Dès les premiers mois de 1965, Jakarta bruissait de rumeurs de coup d’État de la part du PKI. Dans un pays chauffé à blanc par les accents révolutionnaires du verbe présidentiel, l’ensemble de la population était consciente de ces enjeux mortifères qui, quelques mois plus tard, allaient nourrir une sauvagerie où chacun était persuadé de n’avoir le choix qu’entre tuer et être tué.

« L’Ordre nouveau du général Suharto fit de la propagande anticommuniste une pièce centrale dans la justification de son autoritarisme : trente années durant, tout opposant potentiel était accusé de complicité avec une mouvance politique qui avait pourtant complètement disparu de la scène indonésienne. »

D’une relative convergence idéologique à un antagonisme politique indépassable

Si l’on élargit maintenant la focale temporelle, on constate que l’implication des musulmans orthodoxes dans ce conflit témoigne d’une lente évolution depuis la fondation du nationalisme indonésien. On ne peut comprendre la violence de la confrontation avant et surtout après le 30 septembre 1965 si l’on ne tient pas compte des liens qui unirent les deux courants depuis les débuts du nationalisme jusqu'à la fin des années 1940. Durant cette période, le communisme fut pour l’islam politique un allié et parfois une source d’inspiration avant de devenir un concurrent et un ennemi mortel. Première grande association musulmane anticoloniale, le Sarekat Islam, fondé en 1912, avait ainsi un discours anticapitaliste et très critique à l’égard des classes supérieures. Cette posture rendit ses membres perméables à la diffusion des idées marxistes et nombre d’entre eux pensaient qu'il existait une synthèse naturelle entre l’islam et le communisme.

« On ne peut comprendre la violence de la confrontation avant et surtout après le 30 septembre 1965 si l’on ne tient pas compte des liens qui unirent les deux courants depuis les débuts du nationalisme jusqu’à la fin des années 1940.  »

Trois décennies plus tard, au moment de la proclamation de l’indépendance, un second moment d’unité rassembla à nouveau les deux courants. Constamment menacée et confinée à certaines régions de Java et de Sumatra par les troupes néerlandaises qui cherchaient à récupérer leur colonie, la jeune république était organisée autour de trois grands piliers : le nationalisme, le marxisme et l'islam. Pendant près de deux ans, ces deux derniers courants constituèrent une opposition révolutionnaire au gouvernement, l’incitant à l’intransigeance face aux forces hollandaises ainsi qu’à la gestion collective des industries et des plantations appartenant aux Européens. Mais l'émergence de la guerre froide sur la scène politique indonésienne vint bousculer cette unité. À partir de septembre 1947, l'antagonisme croissant entre les blocs « capitaliste » et « communiste » remodela les alliances au sein du camp nationaliste. Profitant du blocus néerlandais, qui empêchait la circulation des livres et journaux, les communistes réussirent à diffuser des publications financées par l’Union soviétique dans toutes les villes du territoire républicain encerclé par les troupes de l’ancienne puissance coloniale. En août 1948, Musso prit la direction du PKI et parvint, en quelques mois à à être à la tête d’un vaste mouvement d’opposition au gouvernement, le Front démocratique du peuple (FDR). Les incidents entre milices républicaines se multiplièrent et, en septembre 1948, le FDR s’empara de la ville javanaise de Madiun. Au sein de l'islam politique, le tournant de 1948 contribua au renoncement de son identité révolutionnaire par le Masjumi. Son anticommunisme virulent le rapprocha désormais beaucoup plus du camp occidental.

« Durant cette période, le communisme fut pour l'islam politique un allié et parfois une source d’inspiration avant de devenir un concurrent et un ennemi mortel »

La construction d'une altérité irréconciliable entre islam et communisme fut donc forgée au travers du prisme de la situation internationale. Le PKI chercha à construire un front uni avec les autres forces « anti-impérialistes ». Dans ce but, le Parti national indonésien et Soekarno lui-même apparaissaient comme des alliés potentiels contre le Masjumi qui s’était, quant à lui, fermement rangé dans le camp occidental. Le parti communiste se rapprocha de la doctrine présidentielle et s’employa à présenter un visage tolérant, en particulier pour ce qui concernait la question religieuse.

En réponse, la propagande du Masjumi s’employa à dévoiler ce qu’il considérait comme le véritable visage du communisme. Les dirigeants du parti musulman recommandèrent inlassablement à leurs partisans d'examiner de près les textes fondateurs de la doctrine marxiste-léniniste. En 1954, Jusuf  Wibisono, membre de la direction centrale du parti musulman, partagea sa propre expérience : « Je me suis vraiment penché sur le problème du communisme. Je suis même allé en son cœur, à Moscou. Et, pour ce que j’ai compris des principes de Marx, je ne vois pas comment la religion pourrait trouver un compromis avec le communisme. »

« La mise à bas de la démocratie parlementaire par le président Soekarno, en 1957, avait conduit progressivement à un face-à-face de plus en tendu entre communistes d’un côté, militaires et organisations musulmanes de l’autre. »

Lors des élections de 1955, Masjumi ne rassembla que 20 % des suffrages, derrière son rival, le PNI (22 %). Surtout, il ne distança que de quelques points son concurrent au sein de l’islam politique le parti traditionaliste Nadhlalatul Ulama (18 %), et son pire ennemi, le PKI (16 %).

L’interdiction du Masjumi, une victoire politique pour le communisme

Le pays était dans une impasse politique. Profitant de ce blocage, le président Soekarno instaura progressivement un régime autoritaire en lieu et place d’une démocratie parlementaire considérée comme une importation occidentale. Désireux de voir l’Indonésie jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale après le succès de la conférence de Bandung (1955), Soekarno poursuivit une politique de non-alignement qui, dans les faits, le rapprocha progressivement du bloc de l’Est. Seul véritable opposant à cette dérive autoritaire, le Masjumi dénonça, par la voix de son président Mohammad Natsir, la fameuse « tactique du salami ». Menacés dans la capitale par les partisans du président et par les jeunesses communistes, les dirigeants du parti musulman avaient rejoint une rébellion qui, depuis Sumatra et avec l’appui des États-Unis, avait fondé un éphémère gouvernement provisoire. Leur implication dans ce mouvement avorté fournit à Soekarno le prétexte idéal pour les dissoudre, en 1960. La principale raison de cet échec avait été l'incapacité de l'islam politique à maintenir son unité. C'est la scission avec le Nahdlatul Ulama, en 1952, qui avait entraîné la débâcle électorale. Beaucoup plus tolérant à l’égard de la dérive populiste de Soekarno, ce parti musulman traditionaliste lui servit de caution islamique dans les années qui suivirent.

Un affrontement économique et social

Comme nous l’avons évoqué plus haut, l’engagement anticommuniste des communautés musulmanes proches du Nahdlatul Ulama trouva également son origine dans les conflits qui éclatèrent lors de la mise en œuvre de la réforme agraire de 1960. Premier parti dans le centre et l'est de Java, très bien implanté parmi les ouvriers agricoles et les paysans sans terre grâce à son syndicat, le Barisan Tani Indonesia, le parti communiste s’en était pris aux grands propriétaires en organisant des « actions unilatérales » en vue d’appliquer la réforme. Certaines de ses opérations avaient donné lieu à des violences des deux côtés avec parfois mort d’hommes. Le syndicat communiste avait tenté de s'attaquer aux fondations religieuses et aux écoles coraniques. Contrôlant traditionnellement d'importantes zones agricoles, ces institutions avaient reçu de nouvelles terres léguées par des propriétaires désireux d'échapper au partage des biens prévu par la loi. En 1962, face à la menace des mouvements communistes, les kiai (responsables des écoles coraniques) encouragèrent la formation, au sein de la branche jeunesse du Nahdlatul Ulama, de la milice Banser. Son efficacité redoutable lui permit de mettre fin aux « actions unilatérales ». Ce fut donc tout naturellement que les dirigeants du NU se tournèrent vers les Banser pour soutenir les militaires dans l'éradication du communisme.

Au-delà de la question de la réforme agraire, ce fut l'ensemble des positions économiques et sociales défendues par l’islam politique qui fut affecté par son opposition de plus en plus violente au communisme : la confrontation contribua largement à son abandon de toute critique sociale et à son repli sur un conservatisme religieux et moral.

La mémoire tronquée de l’affrontement

L’onde de choc des massacres de 1965 fut telle qu’elle pèse encore largement sur la politique indonésienne et en particulier sur les partis islamiques. L’ensemble des organisations musulmanes popularisèrent le récit élaboré par les sbires de l’Ordre nouveau et contribuèrent ainsi à cette escroquerie mémorielle qui, tout en niant les massacres, faisait porter l’ensemble de la responsabilité des troubles sur l’Ordre nouveau. À la « trahison », thème récurrent, s’ajoutèrent bientôt des accusations de « sauvagerie » déshumanisant les communistes et justifiant ainsi leur élimination. L’Ordre nouveau du général Suharto fit de la propagande anticommuniste une pièce centrale dans la justification de son autoritarisme : trente années durant, tout opposant potentiel était accusé de complicité avec une mouvance politique qui avait pourtant complètement disparu de la scène indonésienne.

« Au-delà des violences de masse, les organisations musulmanes jouèrent un rôle décisif dans l’élimination politique du PKI.  »

Le retour de la démocratie et l’ouverture de la période dite de « Reformasi » n’a pas encore permis à la nation indonésienne de panser ses plaies et le travail de mémoire demeure extrêmement difficile. Au sein de l’islam, cette question de la mémoire des massacres anticommunistes marque une évidente ligne de fracture entre radicaux et modérés. Les premiers – qui furent les soutiens du régime Suharto finissant – font volontiers alliance avec les nostalgiques de l’Ordre nouveau et continuent de manier cette rhétorique du danger communiste pour justifier certaines actions violentes contre tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une résurgence de la gauche. Les progressistes, quant à eux, semblent mieux disposés à affronter les fantômes du passé, ce qui tend à confirmer qu’en Indonésie anticommunisme et islam radical sont bien deux sous-produits de la décomposition de la dictature Suharto.

Rémy Madinier est historien. Il est chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Cause commune24 • juillet/août 2021