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Entretien avec Pierrette Pape

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Pour de nombreux Français et autres Européens, la Belgique est bien connue pour ses bordels et sa Villa Tinto à Anvers, sur le modèle du quartier rouge d’Amsterdam. Pourtant, la Belgique a ratifié en 1965 la convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. En transposant dans son code pénal les articles de cette convention, la Belgique, tout comme seize autres pays de l’Union européenne, s’est engagée à lutter contre toutes les formes de proxénétisme, à soutenir les personnes prostituées dans leurs efforts de réinsertion, et à mettre en place une politique de prévention de la prostitution. Aujourd’hui, force est de constater que le proxénétisme bénéficie en Belgique d’une impunité croissante, que la prostitution s’est banalisée et qu’aucune politique de prévention n’a été mise en œuvre. 

Pouvez-vous nous présenter votre association ?
Isala a été créée fin 2013. Nous sommes actuellement trente-deux bénévoles et une salariée. Nous allons chaque jeudi soir à̀ la rencontre des personnes prostituées à Bruxelles. Nous sommes d’abord là pour les écouter, et aussi, par notre présence, leur dire que nous ne les ignorons pas, que nous refusons l’indifférence dont l’industrie du sexe profite pour continuer à fonctionner en toute impunité. Dans notre action de terrain, tout est basé sur l’écoute, la confiance, le respect et la régularité. Nous les informons aussi qu’il y a un espace chaque vendredi où elles peuvent venir si elles ont besoin d’une pause, d’une aide spécifique ou veulent parler davantage. Nous leur proposons un accompagnement dans l’ensemble de leurs démarches (sociales, médicales, administratives, juridiques, etc.), et dans leurs projets plus généraux. L’autre volet de notre action est de sensibiliser la socié́té à la ré́alité de la prostitution. Nous le faisons au travers d’activités culturelles engagées et de partenariats avec le tissu associatif belge. Nous sommes en contact avec des survivantes belges de la prostitution et à leur disposition pour les soutenir dans leurs projets. Nous allons sortir un mémorandum en vue des élections de mai 2019 et organiser des activités dans différentes villes de Wallonie et à Bruxelles, pour sensibiliser et provoquer des débats publics, dans un contexte où le sujet n’est pas abordé par les politiques publiques tellement le proxénétisme est normalisé.

« Nous serons sur le terrain, tant que le regard de la société sur les personnes prostituées, et sur les systèmes d’oppression,  n’aura pas changé. »

Pourquoi avoir voulu créer Isala ? N’y avait-il pas d’associations abolitionnistes de terrain en Belgique ?
Beaucoup d’associations féministes belges se sont positionnées en faveur de l’abolition. Mais aucune n’allait à la rencontre de ces femmes sur les lieux de prostitution. Donc, dans ce sens, il y avait un manque. Notre priorité, c’est l’action de terrain : pouvoir montrer qu’en accompagnant des femmes, on obtient des résultats, mais aussi que l’accompagnement, pour être véritablement efficace pour celles qui en ont besoin, doit être couplé avec une action politique, une loi qui valide la mise en place de programmes de sortie (et leur financement). En Belgique, les autres associations qui travaillent sur la prostitution se spécialisent dans des domaines particuliers, par exemple la santé. Elles offrent des accompagnements spécifiques, fort utiles, mais n’ont pas une vision globale. À Isala, il s’agit d’être à l’écoute, d’être là pour ces personnes tout en étant formés à la réalité de la prostitution. Nous avons une approche globale de la problématique. Si une personne prostituée a un problème de santé, nous allons évidemment l’aider à se soigner, mais nous allons aussi lui permettre, si elle le souhaite, d’aller plus loin, de se poser la question de l’origine de ce problème de santé, et des autres éléments dans sa vie qui peuvent jouer un rôle sur sa santé. Nous interrogeons tout un système.

Vous considérez-vous comme une association féministe ?
Oui. Isala tire d’ailleurs son nom de Isala Van Diest, première femme universitaire et mé́decin belge. Elle avait créé́ des refuges pour les personnes prostituées. Choisir de s’appeler Isala était clairement un choix féministe, en plus d’être un nom facile à dire dans toutes les langues des personnes que nous rencontrons.
Nous travaillons à l’autonomisation et à l’émancipation des personnes, qui sont en grande majorité (comme partout dans le monde) des femmes. C’est une démarche authentiquement féministe : aider ces personnes à se sentir libres et capables d’être et d’accomplir ce dont elles ont envie. Toutes les personnes que nous rencontrons nous disent à quel point la prostitution n’est pas un métier normal. Elles veulent faire autre chose. Nous les aidons à ce que la prostitution ne soit pas une fatalité. Notre défi est de les accompagner dans la reprise en main de leurs choix, c’est un vrai défi dans l’action sociale, un défi qui se veut féministe aussi. Nous sommes là pour aider, pas pour faire à leur place.

« L’accompagnement, pour être véritablement efficace pour les femmes qui en ont besoin, doit être couplé avec une action politique, une loi qui valide la mise en place de programmes de sortie de la prostitution (et leur financement). »

Que ces personnes puissent faire leurs choix en ayant conscience de ce que ça veut dire pour leur chemin de vie. Nous ne sommes pas là pour « sauver les femmes », mais pour faire en sorte qu’elles aient les pleins pouvoirs de leurs décisions. J’en profite pour souligner leur courage. Beaucoup de gens les voient comme des personnes qui ne savent pas prendre leur vie en main. Ce que nous voyons sur le terrain est complètement différent : nous rencontrons des femmes d’une force et d’un courage impressionnants, qui s’organisent pour trouver des stratégies de survie. Par ailleurs, il y a aussi dans la démarche abolitionniste un questionnement sur l’égalité femmes-hommes. La prostitution est un obstacle à cette égalité. En banalisant la prostitution, on banalise une certaine image des femmes ainsi que la marchandisation des êtres humains. On banalise l’exploitation sexiste, que certaines et certains n’ont clairement pas envie de voir, mais qui est une réalité. Une réalité dans laquelle l’immense majorité des personnes prostituées sont des femmes et les clients des hommes. J’ajoute qu’il y a aussi dans la prostitution une dimension d’exploitation économique et raciste. En Europe, les personnes prostituées sont souvent issues de pays pauvres, comme les pays de l’Est ou bien l’Afrique. Les femmes que nous rencontrons viennent de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie, de Grèce, du Nigéria, de Hongrie, de Lituanie, du Maroc… Dans d’autres continents, la très grande majorité des personnes prostituées sont issues des minorités : autochtones au Canada, Afro-Américaines aux États-Unis, tribus nomades en Inde… Le système prostitutionnel se nourrit des inégalités sociales et économiques, du racisme et du colonialisme, et, bien entendu, du patriarcat qui structure la domination masculine et la mise à disposition du corps des femmes. C’est pour cela que nous serons sur le terrain, tant que le regard de la société sur les personnes prostituées, et sur les systèmes d’oppression, n’aura pas changé.

Pierrette Pape est présidente de l’association Isala.

Entretien réalisé par Élise Wynen, travailleuse sociale et militante féministe.


Ce que j'ai vu est indéfinissable. J’ai vu le pire de ce que l'humain est capable de faire à un autre être humain. J'ai vu le désespoir, la détresse. J’ai vu et senti la mort, j'ai vu les coups, les pleurs, j'ai vu un suicide, des tentatives de suicide, des femmes enceintes se prostituer pour de la drogue. J'ai senti que mes bras et mon cœur pouvaient encore servir à montrer que l'humain peut être bon, alors j’ai aidé certaines d’entre elles. J’ai vu notre système rire au nez de ces femmes, me rire au nez lorsque l'on souffre. J’ai vu aussi des meurtres laissés sans enquête, des disparitions qui n’intéressent que sur papier. J’ai vu beaucoup de choses.
Hilde Bartels, survivante de la prostitution, 2018

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019