Lapetitegens ne demande rien, ni la lune.
Au premier abord les petites proses poétiques d’Isabelle Pinçon n’ont l’air de rien : des notes intimistes sur un quotidien qui semble familier, souvent amusantes, parfois incongrues. Mais on y distingue vite quelque chose d’un peu inquiétant, de grinçant (la mort est souvent présente) dans une dérive dont on ne sait jusqu’où elle nous emmènera. L’auteure nous fait partager son immense étonnement devant les êtres humains (les hommes surtout !), et sa volonté de nous rendre plus proches leurs désirs, leurs rêves secrets, leurs pensées contradictoires. Elle use pour nous suggérer ces méandres de la pensée de raccourcis saisissants, d’une syntaxe bricolée, selon elle-même, d’inventions langagières.
Isabelle Pinçon, née en 1959 en Algérie, psychologue et psychanalyste, vit à Nantes. Elle est l’auteure d’une œuvre abondante. Elle a publié en 1994 son premier recueil de poésie, qui lui a valu immédiatement le prix Kowalski de la ville de Lyon. En 1995 suit C’est curieux, une série d’instantanés vifs et ironiques, tendres ou mordants, consacrés à un homme aimé. Lhommequicompte poursuit cette veine, sur un mode plus désenchanté.
Plus récemment, le recueil Lapetitegens (2019) est consacré à un personnage irréel (une référence à Henri Michaux, en exergue, nous indique dans quel monde nous sommes), fragile et poétique, qui semble ne rien attendre de ce qu’attendent ordinairement « toutes les petites gens », « le commun des mortels ». Ce personnage modestement rebelle nous restitue avec humour et mélancolie nos émotions les plus insaisissables. Cependant, le caractère imaginaire et fantaisiste de lapetitegens se conjugue à une réalité quotidienne et sociale, qu’Isabelle Pinçon ne veut pas quitter.
Plusieurs de ses textes ont été mis en scène.
Katherine L.Battaiellie
J’ai réglé mon réveil sur demain pour l’entendre venir de loin, l’allée du jardin, les escaliers – douze –la sonnette et la porte derrière laquelle par souci de clarté il enlèvera tous ses vêtements.
Curieusement au moment de repartir, les oiseaux auront effeuillé ses plus sages pensées.
C’est curieux, éditions Cheyne, 1995
Comment fait-on pour mourir ? L’homme dit qu’il y a trente-cinq façons plus une qui serait la bonne et qui ne fait pas de cadeau. C’est celle qu’il préfère. On prend l’autre à l’intérieur de soi, on force pour que tout rentre et on se met à table. Il n’y a pas d’heure pour manger, les repas sont interminables jusqu’au moment où il ne reste rien ou si peu, quelques ongles, des cheveux mal coiffés, une paire de lunettes aux verres rayés. Rien qui donne envie de continuer.
Alors la mort vient à domicile passer l’éponge sur la curiosité.
C’est curieux, éditions Cheyne, 1995
Je regarde tomber le ciel en me disant qu’un jour je le relèverai, un grand rideau de fer ondulé. J’entendrai grincer les gonds de chaque côté du monde, chaque millimètre me coûte tant d’effort, chaque morceau gagné sur l’obscurité.
Lhommequicompte Journal un peu vrai, éditions Cheyne, 2006
Lapetitegens n’a pas d’argent, elle ne tient pas ses comptes, elle ne rend pas de compte, on la trouve en flagrant délit de liberté, marchant de gauche à droite dans les rues occupées de mendiants et d’enfants, la corde à sauter tourne vite, un chien pisse au pied du grand platane, une vieille dame courbée récupère un sou tombé et cette voiture qui grille le feu, lapetitegens ne retient pas les prévisions mondiales ni les anomalies atmosphériques, juste quelques notes égrainées par un martinet sorti d’un toit qu’elle écoute au moment même où la scène est racontée.
Lapetitegens, éditions Cheyne, 2019
Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024