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Les innombrables logements d’où ont été expulsés 12 millions de ménages ont été soit laissés vacants, soit détruits ou encore rachetés par de modestes investisseurs locaux, d’autres devenant la propriété de groupes de gestions d’actifs.

La crise financière de 2007-2008 a remodelé le paysage du logement aux États-Unis : dans les quatre années qui suivirent la crise des subprimes, près de 12 millions de ménages (entre 30 et 40 millions de personnes donc) ont été expulsés de leur maison, en particulier des ménages modestes, et plus particulièrement des ménages afro-américains ou
hispaniques et latinos, qui avaient été spécifiquement ciblés lors de la commercialisation de ce type de prêts toxiques. Cette crise sans précédent a constitué un tournant dans les études urbaines et du marché du logement, car elle a permis de mettre en avant les questionnements sur la financiarisation du logement. Depuis, l’effondrement des prix, la vacance de nombreux logements, et surtout les saisies et ventes aux enchères, les conditions du marché du logement dans les métropoles des États-Unis ont été très largement favorables à l’achat massif de propriétés par des investisseurs. Ceux-ci sont divers dans leur configuration et dans leurs objectifs. Quel devenir pour des propriétés saisies, dévalorisées, voire délabrées, non entretenues, dans des quartiers sinistrés ? De multiples trajectoires ont été suivies.

Une politique de table rase
Un très grand nombre de propriétés restent vacantes : entre 2006 et 2009, le taux de vacance a explosé, en particulier dans des villes comme Las Vegas (+ 56 %), Tucson (+ 47 %) ou Orlando (+ 46 %). En 2015, un grand nombre de propriétés sont restées vacantes, en moyenne 4 % dans les aires métropolitaines, ce taux ne se réduisant à la faveur de la reprise des marchés que dans les plus grandes métropoles notamment du Sud et de l’Ouest. Les métropoles les plus touchées demeurent dans une situation délicate, et ce taux atteint 7 % à Detroit et Cleveland, 5,5 % à Cincinnati, Pittsburgh, Baltimore, toutes des villes doublement touchées par la désindustrialisation et la crise des subprimes. Confrontées à l’absence de moyens, les localités ne disposant pas de ressources financières suffisantes ont opté pour une politique de table rase fondée sur la démolition des logements vacants, encouragées en cela par les modalités d’attribution des financements dédiés à la revitalisation urbaine, comme le montre l’étude de Florence Nussbaum dans les banlieues sud de Chicago. De même, une partie importante des propriétés saisies ont été détruites, les investisseurs se contentant de conserver les terrains, dans une simple logique de réserve foncière.

« Les biens saisis par les créanciers n’ont souvent pas été conservés par les banques mais ont été cédés à des investisseurs à des fins de valorisation ultérieure (spéculation d’attente) ou placés sur le marché locatif. »

Pour mieux saisir le contexte, il faut revenir sur le sens du terme financiarisation, qui désigne deux niveaux différents, parfois confondus. D’une part, le rôle de la masse croissante de capitaux ou d’actifs pour lesquels les détenteurs (fonds d’investissement, banques, fonds souverains, etc.) sont en quête d’investissements, depuis les années 1980, dans un cadre déréglementé (au niveau national en particulier, avec une ouverture des marchés de l’investissement), avec moins d’intermédiaires de marché (désintermédiation), et décloisonné (rapprochements entre banques de dépôts et banques d’affaires par exemple). Dans une certaine mesure, la crise des subprimes a servi d’indicateur sur la manière dont les prêts à risques des ménages américains ont servi de supports d’investissements dans des produits complexes (titres) échangés sur les marchés, la construction de ces marchés sur la base d’un endettement croissant des ménages et d’une solvabilisation des ménages aux revenus modestes, avec d’importants facteurs de risques de défaillance. Mais s’il faut comprendre ce qui se passe en bas de la chaîne de valeur de l’investissement, il faut s’intéresser à une financiarisation plus ordinaire, c’est-à-dire la manière dont l’ensemble des acteurs des marchés du logement (promoteurs, bailleurs) obéissent dé­sormais essentiellement à des rationalités financières, tout comme les ménages, pour lesquels l’achat d’une maison ou d’un bien immobilier, dans des marchés inflationnistes, comporte une forte valeur assurantielle : c’est un investissement sur l’avenir. Or tout le paradoxe est que le marché du post-subprime est un marché globalement déprimé et volatile.

« Les localités ne disposant pas de ressources financières suffisantes ont opté pour une politique de table rase fondée sur la démolition des logements vacants, encouragées en cela par les modalités d’attribution des financements dédiés à la revitalisation urbaine. »

La mise sur le marché locatif
Les biens saisis par les créanciers – les REO (Real Estate Owned) – n’ont souvent pas été conservés par les banques, qui n’avaient que faire d’entretenir des propriétés vacantes qui se dégradaient rapidement. Beaucoup ont été cédés à des investisseurs à des fins de valorisation ultérieure (spéculation d’attente) ou placés sur le marché locatif. C’est la source d’une mutation radicale : les suburbs (banlieues) résidentielles, paradigme de la propriété occupante, deviennent désormais des périphéries où les locataires comptent : on estime que les maisons individuelles représentent désormais près 40 % des logements locatifs dans le pays. Une enquête a été réalisée en 2012 dans la région de Los Angeles, sur ces REO saisis à la suite d’un défaut de paiement (foreclosure), mais qui n’ont pas trouvé preneur lors de la vente aux enchères, et qui sont donc devenus propriété d’institutions financières. Elles démontrent que les biens situés dans les
quartiers afro-américains avaient les plus grandes difficultés à trouver preneur. De même, les probabilités de revente étaient très faibles dans les quartiers latinos, aux valeurs dégradées dans les zones centrales et les périphéries résidentielles éloignées. Parmi les REO finalement vendus sur un marché très déprimé, l’étude montre que les biens suburbains ou ex-urbains de quartiers latinos ont plus de probabilités d’être vendus à des petits investisseurs individuels ou familiaux qui destinent le bien à la location, qu’à un propriétaire-occupant. Les opportunités de capture de la rente par de petits investisseurs locaux se traduisent par des achats groupés, jusqu’à une dizaine ou une vingtaine de propriétés achetées simultanément. Ce faisant, on note donc deux types de trajectoires : des biens rachetés par de modestes investisseurs locaux, d’autres devenant la propriété de groupes de gestions d’actifs.

Des biens rachetés par de modestes investisseurs locaux
La première catégorie a été analysée par Florence Nussbaum en 2019, à Chicago et à Houston, et concerne les bâtiments vacants, et en particulier ceux rachetés lors de ventes aux enchères pour taxes impayées et REO. Elle montre que les propriétés délaissées, dans des quartiers vulnérables ou en déprise économique, constituent désormais un segment de marché à part entière, ciblé par un ensemble d’investisseurs dont les stratégies sont centrées sur la maximisation de la rente dans un contexte de faibles perspectives de valorisation foncière et immobilière. Il s’agit soit de perspectives de revente rapide (réhabilitation rapide ou construction d’un nouveau bien sur le terrain), soit d’objectifs à long terme de réserves foncières, de rétention (miser sur le locatif en attendant de pouvoir revendre des biens après une hypothétique reprise), ou de milking, stratégie d’exploitation rentière des propriétés. L’ancrage des investisseurs est local, souvent modeste, minimisant les coûts, n’entretenant pas les propriétés. D’autres, des entreprises masquées derrière des boîtes aux lettres et domiciliées dans d’autres États du pays, sont adeptes de pratiques prédatrices et de négligence vis-à-vis des locataires mais aussi des autorités publiques. Ce qui est remarquable, c’est l’absence ou la faiblesse des autorités publiques dans la régulation de l’après-crise, essentiellement pour des raisons liées à leur manque de moyens.

« Les grands groupes opèrent un couplage entre la financiarisation de l’immobilier résidentiel, comme nouvelle classe d’un portefeuille d’investissement, et ce que l’on appelle la gouvernance algorithmique, en particulier à travers les systèmes de plateformes en ligne. »

Le transfert vers le secteur locatif
La seconde catégorie est au cœur d’une évolution radicale, celle du transfert de millions de biens du segment de la propriété occupante vers le secteur locatif : on estime que 11,6 millions de maisons individuelles étaient en location en 2006, 15,4 millions en 2016. Alors que la plupart sont des petits investisseurs, comme on l’a vu, les grands groupes, par exemple Blackstone, déploient savoir-faire dans le repérage des propriétés vacantes et lobbying pour ajuster les conditions fiscales de leurs opérations, afin de disposer de portefeuilles allant jusqu’à cent mille biens environ. Les modes opératoires de ces grands groupes, d’ampleur nationale (Invitation Homes, American Homes 4 Rent, Waypoint Homes, Progress Residential, Tricon American Homes) sont décrits par Desiree Fields (2019) car ils présentent la particularité d’opérer un couplage entre la financiarisation de l’immobilier résidentiel, comme nouvelle classe d’un portefeuille d’investissement, et ce que l’on appelle la gouvernance algorithmique, en particulier à travers les systèmes de plateformes en ligne. D’un point de vue financier, ces firmes internalisent le système financier, adossant leurs investissements sur l’émission de titres, sans dépendre d’intermédiaires, opérant comme un système d’achat de portefeuille immobilier et de bailleur centralisé et robotisé au niveau national. Sur le fonctionnement en plateformes, ces nouveaux bailleurs opèrent comme le ferait Airbnb, c’est-à-dire entièrement de manière dématérialisée, l’ensemble des relations avec les locataires ayant lieu à travers une application sur Smartphone, depuis le scoring (évaluation et notation) de la solvabilité du candidat au bail, jusqu’au signalement du congé du locataire, en passant par l’ensemble des relations (par exemple, une intervention sur une panne d’équipement). L’ensemble de la chaîne de valeur du bail et de la location est désormais dématérialisé. La crise de 2007-2008 a bien contribué à faire évoluer, radicalement, le paysage du logement aux États-Unis. 

Renaud Le Goix est géographe. Il est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020