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Face au discrédit croissant de la politique et à la multiplication des dérives autoritaires, le projet d’une véritable démocratie politique, économique et sociale prend une actualité et une urgence brûlantes.

par Sabrina Royer et Aurélien Bonnarel

Qui décide de sa vie et du devenir de notre humanité ? Question décisive à laquelle il faut bien répondre par d’autres mots que le prolétariat, le peuple ou l’humanité elle-même. C’est un nombre de personnes qui semble toujours plus réduit qui tient les rênes de notre monde.

Une démocratie en crise profonde
Voyez l’Arctique. Qui donc d’entre vous a décidé qu’il fallait y mener des opérations d’extraction et le faire avec suffisamment peu de précautions (et donc d’argent dépensé à cette fin) pour que des milliers de tonnes de diesel polluent ces vastes régions ? Qui, si ce n’est la société Norilsk Nickel, guidée par le seul appétit du profit, nous fait ainsi patauger dans les eaux glacées et désormais mazoutées du calcul égoïste ? Encore sommes-nous ici bien flous en évoquant cette société en général, comme si les salariés de Norilsk Nickel y étaient pour quelque chose : il faudrait parler plus précisément des propriétaires de cette grande entreprise qui décident seuls, quoi qu’en pensent citoyens et salariés eux-mêmes, confinés dans un rôle de spectateurs et d’exécutants.
Allons plus loin : la puissance publique, malgré annonces et rodomontades épisodiques, s’est dépouillée de nombre de prérogatives et armes pour laisser la « main invisible » du marché régenter seule et sans encombrements populaires. Que produit-on ? Qui le produit ? Comment ? Où ? Pour qui ? À quel prix et à quelle fin ? Autant de questions de plus en plus soustraites à tout contrôle populaire.

« La puissance publique s’est dépouillée de nombre de prérogatives et armes pour laisser la « main invisible » du marché régenter seule et sans encombrements populaires.»

Si on pouvait penser que notre monde était pris, à l’échelle des siècles, dans un processus de démocratisation, force est de constater que depuis plusieurs décennies, cette marche est arrêtée et sans doute même inversée. N’assistons-nous pas à cette formidable régression que certains appellent « dé-démocratisation » ?
Mais revenons en France. Les résultats des référendums, à l’image de celui sur la Constitution européenne de 2005, sont bafoués. Les grèves et les mobilisations sociales sont réprimées et méprisées. Les événements exceptionnels sont utilisés pour mettre en place un état d’exception qui devient par la suite permanent, à l’image de l’état d’urgence instauré après les attentats de novembre 2015. Le parlement est corseté par différents moyens : la règle d’or budgétaire européenne, la multiplication du recours aux ordonnances, l’utilisation répétée du 49.3… La crise démocratique que nous traversons est profonde et la crise sanitaire n’a fait que l’amplifier.
L’état d’urgence sanitaire a été utilisé pour autoriser le gouvernement à légiférer par ordonnances. Celui-ci en a profité pour imposer les audiences judiciaires en visioconférence combattues par les avocats depuis des années. Mais il en a également profité pour casser davantage le code du travail. On peut citer à ce titre l’obligation faite aux salariés de prendre des congés pendant la période du confinement, les fausses déclarations de chômage partiel d’entreprises telles qu’Acadomia ou Astek, et l’obligation de travailler alors que la crise sanitaire était à son apogée chez Amazon.
La France est sortie du confinement, mais pas de l’état d’urgence sanitaire. Nous restons dans une situation exceptionnelle avec un exécutif doté de pouvoirs exorbitants. Les libertés et la démocratie sont confinées. La prolongation de l’état d’urgence a maintenu en des termes assez ambigus les interdictions de manifester en limitant les regroupements à dix personnes. Les salariés qui ont voulu défendre, ici, le service public hospitalier ou, là, leurs conditions de travail se sont confrontés formellement à, des interdictions de manifestation qu’ils ont néanmoins bravées. Nos déplacements, nos loisirs, nos rassemblements sont limités.
Depuis plusieurs années et de façon accrue depuis l’élection d’Emmanuel Macron, le pouvoir ne cesse de se concentrer toujours un peu plus dans les mains d’une infime minorité qui l’exerce de manière de plus en plus décomplexée. La technocratie prend une place croissante dans les processus de décision.
Dans le même temps et à l’inverse, les aspirations à de nouvelles formes de démocratie permettant à tous les citoyens d’accroître leur participation prennent de l’ampleur dans certaines parties de la population. Même si dans d’autres parties, il y a une soif de délégation à un vrai et bon chef dans une situation qu’ils perçoivent comme compliquée et vis-à-vis de laquelle ils se sentent démunis.

« Le pouvoir ne cesse de se concentrer toujours un peu plus dans les mains d’une infime minorité qui l’exerce de manière de plus en plus décomplexée.»

Pour un élargissement de la démocratie
Au-delà de la question de la démocratie politique, du fonctionnement de l’État et des mécanismes juridiques de décision politique en son sein (le 49.3, l’état d’urgence, le RIC, les conventions citoyennes…), la question de la démocratie sociale est essentielle pour les communistes. Les entreprises et les services publics doivent engager une transformation démocratique afin de pouvoir agir sur les orientations stratégiques et leurs objectifs sociaux et écologiques.
Actuellement, les représentants des salariés détiennent la moitié des sièges dans les conseils d’administration des grandes entreprises en Allemagne, et un tiers des sièges en Suède, indépendamment de toute participation au capital. Pour la première fois, une loi française de 2014 a introduit un siège avec voix décisionnelle pour les représentants des salariés dans les conseils d’administration (un siège sur douze, ce qui reste très faible). Introduire un nombre substantiel de sièges pour les salariés avec un pouvoir décisionnel constituerait une avancée majeure pour un véritable partage du pouvoir entre capital et travail. Sous réserve que le rôle des salariés ne reste pas cantonné à une dimension consultative, que ceux-ci disposent de temps et d’outils pour entrer dans la boîte noire de la gestion, loin de toute chimère sociale-démocrate d’hypothétique « cogestion ». Cette question de la démocratie économique et sociale, du pouvoir et de la propriété dans les entreprises est essentielle pour une reconquête démocratique.

« Introduire un nombre substantiel de sièges pour les salariés avec un pouvoir décisionnel constituerait une avancée majeure pour un véritable partage du pouvoir entre capital et travail.»

Le dossier que nous présentons dans ce numéro vise à décrypter la crise démocratique que nous traversons ainsi que certaines voies pour la dépasser à tous les niveaux, tant dans le pays, qu’à une échelle plus large ou à celle de la commune, tant dans les institutions que dans l’entreprise ou dans la vie sociale.
Il existe en France et dans le monde un doute quant au bien-fondé de l’ambition démocratique. Notre hypothèse est que ce doute naît des lacunes bien trop réelles de notre triste paysage « démocratique ». Il n’y aura pas d’issue de progrès dans une fuite autoritaire, celle d’un extrême centre libéral macronien ou d’une radicalité « illibérale » à la Viktor Orban en Hongrie. C’est bien la défense, l’ambitieux renforcement et le titanesque élargissement de la démocratie qui constitue l’horizon à dégager pour une humanité adulte et libre.

Sabrina Royer et Aurélien Bonnarel sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 18 • juillet/août 2020