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Comment la droite chilienne a osé proposer la création d’un musée de la démocratie.

En août 2018, l’actuel président du Chili, Sebastián Piñera, annonçait la création prochaine d’un « musée de la démocratie », un des projets emblématiques de son programme électoral. Face aux mobilisations des travailleurs de la culture à son encontre, ce projet – transformé entre-temps en « galerie de la démocratie » qui serait rattachée au Musée historique national de Santiago – semble avoir été abandonné par le gouvernement. Si la concession est de taille, il convient néanmoins de s’interroger sur la dimension symbolique et politique d’une telle proposition muséale promue par un parti de droite (Rénovation nationale), qui comprend parmi ses membres d’anciens soutiens et collaborateurs de la dictature militaire (1973-1990). En effet, celle-ci en dit long sur ce que l’élite chilienne conservatrice et néolibérale actuelle entend par « démocratie » mais aussi sur son interprétation de l’histoire récente de son pays.

La bataille pour la mémoire au Chili
L’idée de créer un « musée de la démocratie » naît de l’opposition frontale de la droite chilienne au Musée de la mémoire et des droits de l’homme (MMDH). Inauguré en 2010 par la présidente sociale-démocrate Michelle Bachelet, ce dernier a pour objectif d’informer les citoyennes et les citoyens sur les crimes commis par la dictature militaire dirigée par le général Pinochet afin de « stimuler la réflexion et le débat sur l’importance du respect et de la tolérance, pour que ces faits ne se reproduisent jamais ».
Ce musée constitue l’aboutissement des politiques mémorielles gouvernementales qui ont été menées dans le cadre de la transition de la dictature à la démocratie (1990-2010), sur les bases du consensus et de la réconciliation nationale, par la « Concertation des partis pour la démocratie » à tendance centre et centre-gauche (Parti démocrate-chrétien, Parti pour la démocratie, Parti socialiste du Chili [rénové], Parti radical social-démocrate). Il rend notamment compte des rapports publiés par les commissions Rettig (1991) et Valech (2004-2005) sur les crimes commis pendant la dictature (tortures, disparitions, incarcérations, assassinats).

« Dans son programme de gouvernement, l’Unité populaire stipulait clairement que “le développement du capitalisme monopolistique empêche l’expansion de la démocratie et exacerbe la violence antipopulaire ”. »

Si l’ouverture d’une telle institution publique destinée à tous les Chiliens constitue un pas de géant dans un pays aussi polarisé, de nombreuses critiques ont émergé à gauche comme à droite de l’échiquier politique au sujet de son manque de contextualisation historique. Or le Musée de la mémoire, comme son nom l’indique, n’est pas un musée d’histoire. L’écrivain franco-chilien Bernardo Toro le rappelle d’ailleurs : « Ce que la mémoire prétend sauvegarder est moins la connaissance historique que le lien social lui-même. En l’occurrence, le Musée de la mémoire voudrait préserver la valeur “respect des droits de l’homme” de toute emprise idéologique ou scientifique qui tendrait à la relativiser » (B. Toro, « Entre histoire et mémoire », Hommes & migrations, 2014).

Une vision biaisée de l’histoire
En réponse à cette institution, les pourfendeurs de droite ont donc décidé de monter un projet muséal qui replacerait la période dictatoriale dans un large récit historique pour comprendre les causes de son émergence. Selon les propres mots du président Piñera : « Le Musée de la mémoire reconnaît, se souvient, commémore, nous sensibilise pour ne jamais oublier une période sombre pour les droits de l’homme. Cela n’a rien à voir avec le fait que l’on puisse réfléchir à ce qui a conduit le Chili à détruire la démocratie » (La Tercera, 19 août 2018). Il est clair que pour les porteurs du musée de la démocratie, le coup d’État et la dictature qui l’a succédé ne peuvent pas être compris sans envisager la menace qu’aurait représentée pour la démocratie le régime marxiste de Salvador Allende, considéré ici comme la source originelle du mal.
Ce discours est en réalité le même que celui qui était proféré par la junte militaire pour justifier sa prise de pouvoir et ses innombrables crimes. Rappelons que la contre-révolution initiée par le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 visait à défendre la « civilisation occidentale chrétienne » contre le prétendu « cancer » marxiste, incarné à l’intérieur du pays par l’Unité populaire d’Allende (1970-1973) et à l’extérieur par un supposé complot communiste mondial. Ce mythe a en réalité été prétexte à un changement structurel rapide et violent de l’appareil productif, faisant du Chili un véritable laboratoire de l’application des théories néolibérales de Friedrich von Hayek et Milton Friedman, grâce à l’aide des influents Chicago Boys.
Dans ce cadre idéologique, le musée de la démocratie envisage de retracer l’histoire du système démocratique chilien, du xixe siècle à nos jours. On imagine bien, au contraire, les conséquences délétères que pourrait avoir une telle institution pour la démocratie future. Alors que les conflits sociaux et les antagonismes de classe sont chaque jour plus apparents au Chili – 1 % des plus riches concentre les 26,5 % du PIB (chiffres CEPAL 2019) –, ce musée véhiculerait l’idée :
1. que l’Unité populaire s’est inscrite en rupture avec l’héritage démocratique du pays car se revendiquant « marxiste », ce qui constitue une lecture révisionniste de l’histoire ;
2. que le néolibéralisme promu par les élites est compatible avec la démocratie, voire qu’il est la condition de celle-ci – ce qu’il reste bien entendu à prouver au regard des inégalités sociales actuelles dans ce pays et du désordre mondial provoqué par la dérégulation du marché ;
3. que le sens même du concept de « démocratie » peut être patrimonialisé et décrété par un appareil idéologique d’État (AIE), pour reprendre la formule de Louis Althusser.

« Pour les porteurs du musée de la démocratie, le coup d’État et la dictature qui l’a succédé ne peuvent pas être compris sans envisager la menace qu’aurait représentée pour la démocratie le régime marxiste de Salvador Allende. »

Ce que peut l’histoire
Avant de chanter les louanges de la « démocratie », encore faudrait-il d’abord se dédier humblement à la perfectionner en rompant avec les legs superstructuraux comme infrastructuraux de la dictature. Les manifestations récentes au Chili ont réclamé notamment l’abandon de la Constitution de 1980 qui, bien qu’amendée à de nombreuses reprises, est un des héritages antidémocratiques du régime de Pinochet. De plus, dans le cadre de ces mobilisations, le haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a émis un rapport affligeant sur les violences commises (viols, tortures, éborgnements, arrestations arbitraires, etc.) par les forces armées qui jouis­sent encore aujourd’hui d’une large impunité.
Juste avant sa mort, en 1940, dans ses écrits Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin s’alarmait déjà des interprétations hégémoniques de l’histoire promues par les classes dirigeantes qui visent à déposséder les classes populaires de tout ancrage dans une continuité historique et à l’empêcher de penser sa propre libération : « À un moment donné, ceux qui détiennent le pouvoir sont les héritiers de ceux qui ont triomphé autrefois. L’historien a mieux à faire que d’exposer (une fois de plus) leur butin – c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui les biens culturels. En songeant à la provenance de cet héritage, il témoignera de la barbarie. En évitant l’empathie, en fuyant la paresse du cœur qui rend muet, il s’en détachera et ne caressera pas l’histoire dans le sens du poil. »
Le devoir de l’historien consiste donc à mettre en lumière l’état d’exception, le souvenir muselé, car « rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire ». Grand lecteur de Benjamin, Patrick Boucheron déclarait dans sa conférence inaugurale au Collège de France : « Ce que peut l’histoire, c’est aussi de faire droit aux futurs non advenus, à leurs potentialités inabouties. »
En cette année 2020 commémorant le cinquantenaire de la victoire électorale de Salvador Allende, alors que le peuple chilien lutte pour la mise en place d’une nouvelle Constitution, il devient plus urgent encore de rompre avec les mythes de la dictature et faire redécouvrir les projets émancipateurs de l’Unité populaire. Dans son programme de gouvernement, cette coalition à caractère socialiste stipulait clairement que « le développement du capitalisme monopolistique empêche l’expansion de la démocratie et exacerbe la violence antipopulaire ». C’est sans doute pour son extrême actualité que cet héritage est condamné par l’oligarchie et, au contraire, revendiqué dans les rues. Cas historique inédit d’une révolution socialiste et libérale (au bon sens du terme !) mise en place par les urnes, c’est bien cet héritage universel qu’il nous faut valoriser, de manière critique toujours, pour reconstruire au Chili, comme ailleurs, de larges fronts populaires porteurs d’espoirs.

Élodie Lebeau est doctorante en histoire et histoire de l’art contemporain à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Elle coordonne la rubrique Regard de Cause commune.

Cause commune n° 18 • juillet/août 2020