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C’est avec émotion que j’évoque à la demande de la rédaction de Cause commune la mort de Joseph Ponthus, survenue le 24 février 2021.

Non pas que je revendique le titre d’ami, mais je m’autorise à croire que nous nous apprécions sincèrement. C’est ainsi que je m’explique avoir été personnellement invité à la remise du prix Eugène-Dabit du roman populiste en novembre 2019.
C’est au début du mois de janvier 2019 que j’ai découvert À la ligne, sur le conseil de Barbara Juton, de la librairie Diderot de Nîmes. Ce premier roman en forme de long poème en prose m’a immédiatement donné l’impression d’entendre un aède récitant son œuvre. J’étais loin d’imaginer que les musiciens Michel Cloup, Pascal Bouaziz et Julien Rufié enregistreraient par la suite ce magnifique album de « chansons d’usine » dans lequel Joseph Ponthus intervient pour dire « et tous ces textes que je n’ai pas écrits » (https://michelcloupduo. bandcamp.com).

Un intellectuel, avec des convictions politiques
Dans le même temps, j’ai pris connaissance d’une interview qu’il venait de donner à Michaël Mélinard pour L’Humanité dimanche. En toute honnêteté, Joseph Ponthus rappelait d’emblée qu’il était un « intellectuel, avec des convictions politiques [et qu’il avait] eu la chance de faire des études ». Ce qui n’en faisait pas pour autant un « établi », pour reprendre le titre du livre de Robert Linhart désignant les quelques centaines d’intellectuels qui se sont volontairement embauchés à la fin des années 1960 dans de grandes entreprises, telle l’usine Citroën de la porte de Choisy (Robert Linhart, L’Établi, les éditions de Minuit, 1981).
Comme Joseph Ponthus l’a lui-même écrit : « L’usine c’est pour les sous / Un boulot alimentaire / Comme on dit / Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur / Alors c’est / L’agroalimentaire / L’agro / Comme ils disent. »

La littérature, sa bouée de sauvetage
En quittant son travail à Nanterre pour s’installer à Lorient – « par magie de l’amour » –, l’ancien éducateur spécialisé s’est retrouvé dans l’obligation de s’inscrire dans une boîte d’intérim. La littérature est naturellement devenue sa bouée de sauvetage, lui qui avait, depuis son plus jeune âge, les livres pour amis, à défaut d’avoir un frère ou une sœur. « Chaque jour, après le boulot, je consignais ce que j’avais vécu sur mon compte Facebook. J’essayais de retranscrire les pensées telles qu’elles me venaient au moment où j’étais sur ma “ligne de production” – [et de préciser] on ne dit plus “à la chaîne”. » Joseph Ponthus s’est obligé à écrire après chaque journée, par crainte de tout oublier le lendemain, tellement il était fatigué.

« Témoin de la condition ouvrière, Joseph Ponthus souligne l’influence de l’usine dans son écriture, qui va jusqu’à imposer le rythme du texte, sans aucune autre ponctuation que le retour à la ligne. »

La sortie de son livre aux éditions de la Table Ronde au début de l’année 2019 est devenue presque instantanément synonyme de chômage, son contrat d’intérimaire dans l’industrie agroalimentaire n’ayant pas été reconduit. Ce qui lui a fait dire cette phrase : « S’il y a des camarades lecteurs de l’HD qui ont des boulots à me proposer en Bretagne, je suis preneur. »
C’est ainsi que nous avons échangé ensemble pour la première fois par téléphone. Ou plutôt que nous avons commencé à nous parler, même si son chien Pok Pok faisait des siennes ce soir-là, convenant d’un rendez-vous dans la foulée d’une dédicace dans une librairie parisienne.
Tel est le contexte dans lequel Joseph Ponthus a été invité à participer aux rencontres culturelles de la caisse centrale des activités sociales de l’énergie, programmées chaque été dans les centres de vacances fréquentés par les électriciens et les gaziers depuis la fin des années 1960. Quelle chance pour les vacanciers de Saint-Antonin-Noble-Val, Gourdon, Leyme, Rivière-sur-Tarn et Ispagnac d’échanger avec un jeune auteur qui commence à collectionner les prix littéraires !

Un authentique représentant de la littérature prolétarienne
Quelques semaines plus tard, nous nous retrouvons pour la remise officielle du prix Jean Amila-Meckert le 30 avril 2019 à Arras. L’ancien élève de classe préparatoire est « très ému » de recevoir ce prix décerné à l’occasion du salon du livre d’expression populaire et de critique sociale traditionnellement organisé le 1er mai sur la grande place.
À cette occasion, l’ex-travailleur précaire rappelle comment ces « feuillets d’usine » se sont transformés – grâce au soutien de l’écrivain Jérôme Leroy et de l’éditrice Alice Déon – en un roman avec un début, un milieu, une fin, des personnages récurrents, une intrigue, etc.
Témoin de la condition ouvrière, Joseph Ponthus souligne à nouveau l’influence de l’usine dans son écriture, qui va jusqu’à imposer le rythme du texte, sans aucune autre ponctuation que le retour à la ligne ; ce qui déroutera probablement quelques lecteurs.
Cette expérience autobiographique est finalement l’occasion de raconter l’histoire d’un nouvel Ulysse, obligé de combattre des carcasses de bœuf avec quatre couteaux à la main ou de décharger quinze tonnes de coquillages à la pelle avant de retrouver Pénélope et Argos.
On y retrouve également l’importance du travail bien fait, qui rappelle cette formule que l’on retrouve au dos de la carte de membre de la CGT en 1950 : « Chaque syndiqué a pour devoir […] professionnellement, d’être le meilleur sur le chantier, à l’atelier, au bureau. » Cette dimension presque silencieuse dans le travail permet de comprendre comment la solidarité s’établit de façon invisible. Joseph Ponthus exprime légitimement sa fierté d’avoir réussi, par la littérature, à rendre noble le métier de toutes celles et tous ceux qui se sont reconnus dans les pages de son livre.
Celui qui n’a pas attendu l’incantation de l’actuel président de la République pour trouver du « bulot » est alors en guerre tout à la fois contre l’usine, les chefs et le temps. Il trouve du réconfort dans les lettres écrites par Guillaume Apollinaire au cours de la Première Guerre mondiale. Par la suite, il revendiquera l’influence des « auteurs blessés de la vie », ajoutant à cette liste l’écrivain suisse naturalisé français Blaise Cendrars, amputé du bras au cours de l’hiver 1915-1916 ou encore l’ancien mineur et footballeur Raymond Kopa qui s’est révélé avec le Stade de Reims entre 1951 et 1956.

« Joseph Ponthus s’est obligé à écrire après chaque journée, par crainte de tout oublier le lendemain, tellement il était fatigué. »

Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir croisé un authentique représentant de la littérature prolétarienne, une sorte de rabcor 2.0, qui aurait pu raconter aux lecteurs de L’Humanité, embarqué dans la voiture de Jean-Emmanuel Ducoin la prochaine édition du Tour de France.
Quand nous nous sommes vus pour la dernière fois à Chambéry en octobre 2020 à l’occasion des extras du festival du premier roman dont il est l’un des lauréats, je ne pouvais pas savoir que cela serait la dernière fois que son double mètre se pencherait vers moi pour me saluer fraternellement. Nous avons alors parlé de choses et d’autres et notamment de son prochain roman sur lequel il travaillait.
À défaut de pouvoir le lire, on tentera de se consoler en découvrant ce premier roman fulgurant.

Alexandre Courban est historien. Il est docteur en histoire de l'université de Bourgogne.

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021