DOSSIER : Déverrouiller le mouvement populaire
(présentation du dossier)
.Dans une situation historique donnée – qu’on soit sur les pentes du Vésuve dans les années 70 avant notre ère, dans la Beauce au XVIIe siècle, à Lomé aujourd’hui ou à Bonneuil-sur-Marne –, inscrite dans une société de classe en un moment qui n’est pas révolutionnaire, les classes laborieuses sont au travail et ne semblent pas envisager de rompre leurs chaînes. Pourquoi ? Prise à l’échelle de chaque individu, cette question trouve mille et une réponses. Prise à l’échelle d’une société, cette question trouve sans doute quatre, cinq, six grandes et structurantes réponses. Celles-ci ne sont ni absolues ni éternelles et il appartient sans doute aux révolutionnaires de se poser la question de leur identification.
Pourquoi des millionsde Français restent-ils à l’écart des mobilisations ?
On a lu, ici et là, certaines et certains écrire, avec un arrière-goût de reproche : les Champs-Élysées étaient pleins pour la victoire de la France à la coupe du monde de football, mais ils ne l’étaient pas pour défendre la SNCF, les retraites, l’ISF… On peut bien sûr se lamenter, voire mépriser le bas peuple qui ne perçoit pas les voies de sa libération mais le révolutionnaire peut-il se contenter de cela ? Pour chaque situation historique donnée, mêlant éléments objectifs – qui existent, indépendamment de la conscience qu’en ont tel et tel : une crise économique, une révolution technologique, le vieillissement d’un appareil productif, des intérêts contradictoires au sein de segments de la classe dominante, etc. – et éléments subjectifs – ce que tel ou tel croit, espère, redoute, imagine possible ou non, etc. –, ne gagne-t-il pas à tenter de cartographier les belles vallées propices aux assauts et les chaînes montagneuses ? Qu’est-ce qui est possible, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Quelles sont les forces de l’adversaire, comme ses faiblesses ? Quelles sont les opportunités objectives qui se présentent et s’annoncent ? Qu’est-ce qui unit les nôtres et qu’est-ce qui les divise ? Qu’est-ce qui les motive, qu’est-ce qui les retient ?
« On peut bien sûr se lamenter, voire mépriser le bas peuple qui ne perçoit pas les voies de sa libération mais le révolutionnaire peut-il se contenter de cela ? »
Évidemment, nous ne vous proposerons pas, dans ce dossier, de répondre à toutes ces questions. Nous en visons une en particulier ; et pour qui croit que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, elle compte fort : qu’est-ce qui fait verrou au déploiement progressiste et offensif du mouvement populaire ? Pour le dire autrement, pourquoi des millions de Français restent-ils à l’écart des mobilisations ? Pour quelles raisons aujourd’hui les disciples de Mme Thatcher semblent imposer leurs lois sans trop de difficultés, en s’enfonçant presque comme dans du beurre ? Que l’extrême droite, les communautaristes, les intégristes prospèrent ? Que les mouvements émancipateurs divers semblent marquer le pas, ne parviennent pas à s’unir, ni à remporter des victoires significatives ? Quels sont donc les verrous auxquels ils se heurtent ? Et quelles sont les clés pour les ouvrir ? Immense questionnement qu’il est indispensable de commencer à traiter si l’on souhaite faire bouger ce vieux monde.
Retrouver l’espoir
Pour cela, nous centrerons dans ce dossier notre analyse sur un certain nombre de verrous : la présence d’un certain fatalisme parmi nos concitoyens, qu’ils soient « engagés » ou non, l’individualisme, le sentiment d’impuissance à agir dans une société mondialisée où les décisions semblent échapper au pouvoir des peuples, mais aussi notre insuffisante capacité à générer l’unité, à dépasser les divisions, souvent discutables, comme celle par exemple entre « le public » et « le privé », à retrouver l’espoir et à le faire partager, à redonner de la vigueur à la valeur ô combien structurante de l’égalité, à susciter l’engagement, l’implication, à éviter la déresponsabilisation et la passivité. Également, pour identifier des réponses possibles à cette tentaculaire question, il faut prendre le temps d’écouter ce qu’en disent nos concitoyens. Pour cela, nous avons procédé de deux façons différentes. D’abord, nous avons posé la question à un échantillon, bien sûr non représentatif mais suffisamment hétérogène pour être instructif, de personnes rencontrées çà et là, de manifs en marchés. Les réponses obtenues, souvent en adéquation avec nos analyses mais pas toujours, sont dans tous les cas riches de sens pour nourrir ces dernières. Ensuite, nous nous sommes plongés dans les enquêtes d’opinion, récentes et plus anciennes, pour tenter de capter l’évolution de cette opinion et de la comprendre. Si, bien sûr, ces enquêtes – et la notion d’opinion publique elle-même – sont à prendre avec toutes les précautions nécessaires, il n’en reste pas moins qu’elles fournissent de précieux éléments de réponse à la question qui nous occupe ici.
Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas seulement de faire une belle cartographie des principaux problèmes ; il s’agit dans le même mouvement de réfléchir aux clés – tournevis ou bazookas… – qui permettent d’ouvrir ces verrous. C’est à cet exercice gigantesque que le présent dossier apporte quelques petites pierres, non pas pour clore le sujet mais pour en donner à voir, comme un apéritif, le potentiel enjeu.
Davy Castel est rédacteur en chef de Cause commune. Il a coordonné ce dossier.
• Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018