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Textes sur le travail, la dialectique et les sciences humaines.

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Jules Vuillemin (1920-2001), longtemps titulaire de la chaire de Philosophie de la connaissance au Collège de France, est connu avant tout pour son apport dans le domaine de l’épistémologie des sciences exactes, notamment avec sa Philosophie de l’algèbre (PUF, 1962). Il a aussi consacré l’essentiel de ses recherches et de son enseignement à la façon dont la pratique des sciences s’articule, particulièrement chez Aristote, Descartes et Kant, avec la formulation de thèses métaphysiques, voire théologiques. De là une œuvre austère, rigoureusement limitée à l’épistémologie de la logique, des mathématiques et certains aspects de la physique théorique. Œuvre par là même très difficile d’accès, qui, pour cette raison, s’est tenue (et a été tenue) à grande distance des polémiques philosophiques voire philosophico-politiques propres à la seconde moitié du XXe siècle. Si Jacques Bouveresse fait de sa rencontre avec les travaux de Vuillemin le point de départ de sa propre réflexion dans La Parole malheureuse, ni Georges Canguilhem ni Lucien Sève, pour ne parler que d’eux, n’ont jugé utile de croiser leurs travaux avec les siens. C’est un fait : le caractère massif et accompli de l’œuvre épistémologique a recouvert, et quasiment fait oublier, la thèse soutenue en 1948 par Jules Vuillemin, au titre si paradoxal : L’être et le travail, (PUF, 1949).

Un philosophe dans son temps

Sans doute avons-nous du mal à mesurer, rétrospectivement, ce que pouvait être, dans le bouillonnement idéologique de l’immédiat après-guerre, le travail d’appropriation et d’affirmation personnelle d’un jeune philosophe frais émoulu de l’École normale supérieure, de l’occupation, de la résistance, marqué aussi en profondeur par l’enseignement de Gaston Bachelard et de Jean Cavaillès. Ce livre, en partie daté, est aussi celui de toutes les rencontres : avec le bergsonisme finissant, avec la phénoménologie, mais aussi avec la dialectique et avec Marx.  Ne serait-ce qu’au point de vue de l’histoire des idées, il serait intéressant de souligner comment les questions de la dialectique et du travail, liées aux apports alors très neufs des sciences humaines, ont pu nourrir une réflexion qui allait par la suite s’orienter vers l’épistémologie, orientation exclusive, mais aussi peut-être « incluante», dans la mesure où elle ne les dépasse que pour les avoir intégrés.

Un livre à redécouvrir

Il est difficile de ne pas voir dans ce titre même, L’Être et le travail, une allusion polémique aux deux œuvres majeures que sont L’Être et le temps de Martin Heidegger (1927) et L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre (1943), sans oublier les Sept leçons sur l’être du catholique et thomiste Jacques Maritain (1932) et bien d’autres. La mise au premier plan, voire au principe de toute pensée authentique, de la question de l’être, l’opposition entre l’être, global, unique, immatériel, indivisible, et la multiplicité indéfinie et dispersée des « étants », en d’autres termes des choses, des événements et de tout ce qui est « temporel », est un lieu commun de toutes les philosophies idéalistes depuis l’Antiquité. Ce n'est pas un hasard si le philosophe néoplatonicien Plotin emploie le mot « procession », à forte connotation religieuse, pour désigner le passage de la conscience commune à l'extase mystique devant l'Un. Et peu importe si Hegel, dès le début de sa Logique de l’être (première édition en 1812), a pris le parti inverse en réduisant l’être à la simple copule, en a fait la catégorie la plus pauvre et la plus indigente en comparaison de la réalité concrète et infinie de l’ « être-là », c’est-à-dire de l’univers effectif. Car on ne connaît que très peu et très superficiellement Hegel en France dans ces années de l’immédiat après-guerre, et les contresens sur son œuvre sont monnaie courante. Jules Vuillemin lui-même n’échappera pas tout à fait à cette méconnaissance : s’il connaît bien, comme on va le voir, la Phénoménologie de l’esprit et l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, ce qui n’est pas peu, il ne semble pas qu’il ait eu accès aux trois tomes de la « Grande Logique », ce qui nous a privés d’une analyse des longues pages extrêmement techniques de la Logique de l’être sur l’infini mathématique où Hegel se confronte notamment à Newton et à Lagrange.

« Selon Jules Vuillemin, le monde humain est la vérité de l’être, et c’est le travail qui assure la médiation entre l’environnement et le monde, ou encore entre le milieu biologique et la société humaine. »

Mais, ce que Jules Vuillemin retient de Hegel, c’est la discursivité vécue et toujours recommencée dans le cadre des rapports sociaux, par laquelle l’être humain dépasse le cercle borné de l’existence individuelle et du besoin biologique pour se mettre en puissance d’universalité.

Anthropologie et universalisation

Car c’est d’universalité, ou plutôt d’universalisation, qu’il est question dans L’Être et le travail. Les textes cités ici, et découpés un peu arbitrairement dans un ensemble compact et d’accès difficile, en portent témoignage. L’ambition de Jules Vuillemin, c’est de montrer leur plein statut aux sciences humaines, en les désenclavant et en déployant toute leur fécondité. Fécondité anthropologique bien sûr, mais au-delà fécondité ontologique : « Le monde de l’homme, c’est l’homme », écrivait Marx. Jules Vuillemin use d’une formule approchante quand il expose que l’essence humaine n’est pas le besoin (propre à tout vivant) mais le « besoin du besoin » (qui implique médiation et délibération). On pourrait dire que, selon Jules Vuillemin, et dans la lecture qu’il fait de Hegel et de Marx, le monde humain est la vérité de l’être, et que c’est le travail qui assure la médiation entre l’environnement et le monde, ou encore  entre le milieu biologique et la société humaine. Il en est à la fois la médiation anthropologique et le fondement ontologique, condition de possibilité de l’histoire elle-même.

D’autres textes contenus dans ce livre donnent toute son extension au concept de travail. Comme Lev Vygotski (qu’il ne connaissait pas, et il faut souligner la convergence), Jules Vuillemin établit un rapport étroit entre l’outil et le signe. Sa réflexion sur la symbolisation dans le domaine des sciences laisse entrevoir ce que sera son travail ultérieur, et par là même l’unité réelle de sa pensée : il comprend en effet les processus de symbolisation à l’œuvre notamment en mathématiques non pas comme des commodités pratiques, mais comme des créations à part entière, des instruments et des opérateurs d’universalisation. En ce sens, il donne son sens plein à la célèbre formule de son maître Jean Cavaillès « L’essence des mathématiques, c’est la liberté. »

Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.


TROIS TEXTES DE JULES VUILLEMIN

Les textes cités ci-dessous, extraits de l’édition Vrin (1949) nous semblent représentatifs du travail de Jules Vuillemin, notamment de la façon dont il fait fonctionner de façon originale des catégories hégéliennes et marxiennes.

La réalité aliénée de l’universalité formelle : une lecture de la dialectique dite « du maître et de l’esclave »

Nous oublions que c’est par le travail que nous conférons un sens universel au monde et nous prétendons posséder cette universalité à titre de propriété et de dignité innée. Le maître ne connaît donc du travail que le risque, non l’effectivité, la jouissance dans laquelle il s’absorbe, non la douleur de la transformation, la prodigalité universelle de la propriété, non la négativité de la chose. Mais le rapport de la conscience serve avec la chose esclave se renverse dans cette reconnaissance unilatérale. L’angoisse change de lieu ; la conscience maîtresse apprend qu’elle dépend de la particularité, parce qu’elle a laissé la nature en dehors d’elle et elle trouve dans la conscience serve son maître et sa vérité, car la particularité est posée et dépassée par le travail dans la singularité de l’universel concret. Maître et capitalisme sont donc des formes aberrantes d’existence : ils figurent des produits de l’abstraction et du formalisme. Tel est l’univers de la conscience et de la conscience de soi ; l’objet y est substantiellement séparé du sujet, et le pour-soi n’y apparaît que comme le néant de l’en-soi. Parler de « conscience malheureuse », c’est énoncer une tautologie, car il est de l’essence de la conscience de croire aux fétiches et de se mystifier elle-même dans une pseudo-objectivité, dans une pure ombre, dans sa pure ombre où elle ne se reconnaît pas. Ainsi sur le marché capitaliste le hiéroglyphe de la valeur se forme à partir du moment où le travail n’apparaît plus que sous la forme d’une denrée, d’un salaire, d’une chose ; le capitalisme figure la forme réelle de la réflexion, dans la mesure où l’universel s’y constitue en réalité étrangère à toute particularité, où le particulier, la marchandise présente sous forme de valeur d’échange se dresse en face du travail qui y est accumulé, mais qui ne s’y reconnaît plus.


Comment la pensée d’entendement (ici nommée « réflexion ») méconnaît la réalité du travail et des rapports sociaux, et stérilise les sciences humaines

« La division du travail et l’échange sont les deux phénomènes où l’économiste se targue du caractère social de sa science et, sans s’en rendre compte, énonce en même temps la contradiction de sa science, l’établissement de la société sur des intérêts particuliers n’ayant rien de social » (Marx, Critique de l’économie politique).  L’acte ontologique de la justification du monde, le travail, contient certes en sa division le ferment de la liberté humaine, mais à la catégorie de la réflexion cette division n’apparaît que sous la forme de l’échange, don contraire, l’universalité de la jouissance. Loin donc que la dualité du psychologique et du social recouvre celle de l’égoïsme et de l’altruisme, le social peut porter l’injustice à son comble. Or ce qui vaut pour l’opposition de l’échange et de l’usage peut s’étendre à l’antinomie tout entière du collectif et de l’individuel. Le juriste commet la même erreur que l’économiste quand il fonde le droit social sur la confiance et le droit individuel sur la méfiance, et quand il dévoue à celui-ci la légitimation des guerres, des conflits et des délimitations, et à celui-là l’organisation des œuvres de paix, d’entraide et de travail en commun. L’opposition de la réflexion et de la raison ne saurait en effet se confondre avec l’opposition du psychologique et du sociologique, et sous l’antithèse classique de ces deux disciplines nous apercevons donc une antinomie qui les traverse toutes deux à la fois : celle de l’aliénation et de la liberté, de la mort et de la vie. Ce dépassement des concepts ne fait qu’exprimer une idéologie de classe. La sociologie positive croit débarrasser de ses tares et de ses contradictions la propriété individuelle et la « classe industrielle » en les portant sur le compte de la psychologie de la réflexion et de la méthode introspective. Un déplacement de concepts sert de purification réelle. L’individu psychologique, tel est le bouc émissaire qu’on choisit hypocritement pour le sacrifice expiatoire de ses propres imperfections. 


La prise en compte du travail, ressort caché du progrès des sciences du comportement

La connaissance de l’homme dispose d’un texte unique, mais d’une inépuisable richesse : le travail. C’est lui qui arrache l’homme à l’extériorité naturelle dans le mouvement même de son besoin ; c’est lui qui le met en situation en ordonnant son entourage à la totalité qu’il affirme dans son propre procès ; c’est lui enfin qui divise les tâches et différencie au sein de cette universalité les fonctions et les œuvres. Encore que la psychologie et la sociologie modernes aient rarement reconnu le principe qui leur permettait de progresser, c’est cependant la présence du travail qui leur a permis de s’affranchir des illusions de la représentation et des mythes intérieurs de la conscience. Sans doute ont-elles d’abord payé cette libération d’un prix bien lourd, puisque pour éviter le gouffre de la réflexion, elles sont tombées dans celui de la nature, et qu’elles ont cru identifier leurs méthodes avec celles des sciences dites objectives. Mais la simple description des faits y manifestait encore une présence humaine, cet acte ontologique et créateur par lequel le moi, le monde et les autres viennent à l’existence. C’est ce surgissement incoercible du travail, avec les innovations conceptuelles et méthodiques qu’il entraîne nécessairement, qui peut éclairer d’un jour rétrograde les trois grands essais « naturalistes » des sciences humaines d’aujourd’hui : le behaviorisme, dans lequel la genèse ontologique se fait peu à peu jour à travers la genèse mécanique, la théorie de la forme, dans laquelle la totalité ontologique de la situation remplace progressivement les atomes physiques qui se trouvaient au point de départ, la psychologie différentielle et la psychotechnique, dans  lesquelles la division du travail parvient insensiblement au niveau de son concept, à la production du sens de l’histoire  humaine. Les trois notions fondamentales des disciplines qui concernent actuellement l’histoire : la genèse, le tout et l’individualité, découvriront du même coup dans ce nouvel éclairage leur lieu véritable, cette signification implicite que leurs promoteurs avaient pressentie pour la trahir sous les schèmes des sciences naturelles, et qui n’est autre que la gloire de l’homme. 

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024