Par

allende.jpg

CC : Pourquoi, en tant qu’historien et journaliste espagnol, avez-vous travaillé principalement sur l’histoire politique contemporaine du Chili ? Est-ce simplement une affinité personnelle ou pensez-vous que les questions relatives à l’histoire récente du Chili sont également pertinentes pour appréhender l’histoire mondiale ?

Mario Amorós : Mon intérêt pour l’histoire du Chili a commencé en 1995, alors que j’étudiais le journalisme à Madrid et que j’étais déjà membre du Parti communiste espagnol. À cette époque, j’ai découvert Salvador Allende à travers le dernier discours qu’il a adressé au peuple depuis La Moneda, le siège de la présidence du Chili, le 11 septembre 1973, sur Radio Magallanes. J’ai commencé à lire quelques livres sur l’expérience de l’Unité populaire et, en 1996, je me suis installé à Barcelone pour terminer ma licence d’histoire. C’est dans cette ville, également par hasard, que je suis tombé sur la fondation CIDOB (Centre des affaires internationales de Barcelone), qui disposait à l’époque d’archives constituées par l’association Agermanament dans les années 1970 : dans le cas du Chili, on y trouvait des publications aussi importantes que les revues Chile Hoy (dirigée par Marta Harnecker) et Punto Final, ainsi que des centaines de livres et de documents sur l’histoire de ce pays dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, la collection complète de ces deux publications est numérisée et peut être consultée en ligne partout dans le monde mais, à l’époque, cette découverte était un véritable trésor pour l’historien intéressé par le Chili. Ces pages étaient empreintes d’un journalisme politique de haut niveau, d’une idéologie révolutionnaire et d’un engagement en faveur du processus de changement dans ce pays.

« La lecture d’ouvrages biographiques peut aider les lecteurs à aborder des périodes historiques spécifiques et à s’intéresser à leurs aspects les plus pertinents en les amenant à lire d’autres ouvrages. »

En 1997, je suis allé pour la première fois au Chili et j’y ai travaillé pendant deux mois en tant que journaliste. En 1998, l’affaire Pinochet a relancé l’intérêt des grands médias pour ce qui s’est passé après l’élection de Salvador Allende en 1970, et j’ai publié d’innombrables interviews. En 2001 et 2004, mes deux premiers livres sont parus (Chile, la herida abierta et Después de la lluvia. Chile, la memoria herida), tous deux disponibles sur le journal numérique Rebelion.org.
Entre 2013 et 2019, j’ai publié mes biographies de Salvador Allende, Miguel Enríquez, Pablo Neruda et du dictateur Augusto Pinochet chez Penguin Random House. Ces livres ont été très bien accueillis par les lecteurs et ont été largement diffusés dans les Amériques et en Espagne. Ils se trouvent dans des bibliothèques universitaires en France. J’ai également effectué des recherches et publié des articles sur la dictature du général Pinochet et les crimes contre l’humanité commis par ses subordonnés entre 1973 et 1990.

« Ma motivation initiale pour aborder l’histoire récente du Chili était l’expérience de l’Unité populaire, épisode véritablement unique dans l’histoire du XXe siècle. »

Ma motivation initiale pour aborder l’histoire récente du Chili était l’expérience de l’Unité populaire, épisode véritablement unique dans l’histoire du XXe siècle. Cette convergence entre socialistes, communistes, radicaux et chrétiens de gauche, autour d’un programme politique commun qui s’est étoffé au fil des ans, est principalement due à la capacité de rassembler de Salvador Allende (candidat à la présidence en 1952, 1958, 1964 et 1970) et à l’intelligence politique et à la générosité des dirigeants du Parti communiste chilien. Rappelons également l’importance que l’Unité populaire et sa défaite par les armes en septembre 1973 ont eue en Europe occidentale : les « réflexions sur le Chili » énoncées par Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien, à l’automne de cette année-là dans les pages de Rinascita ou le programme commun de la gauche française pour l’élection présidentielle de 1974.
L’histoire du Chili présente un intérêt mondial : la voie chilienne vers le socialisme, le coup d’État du 11 septembre 1973 (résultat de la convergence d’ennemis internes – la droite et la démocratie-chrétienne, le pouvoir économique – et externes – l’administration Nixon et Kissinger et les multinationales comme ITT et les compagnies de cuivre), l’installation de la dictature de Pinochet (inspirée par la doctrine de sécurité nationale) et les crimes contre l’humanité commis par ses subordonnés entre 1973 et 1990, la mise en œuvre brutale et sans ménagement du projet et du programme néolibéral à partir d’avril 1975, et la transition (avec la mobilisation et la lutte de masse depuis 1983 et le plébiscite emblématique du 5 octobre 1988) sont des jalons de l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle dont l’intérêt dépasse les frontières chiliennes. Le nombre surprenant de jeunes historiens qui font des recherches sur le Chili récent dans les universités du monde entier en est la preuve.

CC : Vous avez consacré votre thèse de doctorat au prêtre Antonio Llidó, tué en 1974 par la police secrète de Pinochet. Comment avez-vous intégré votre formation de journaliste dans une thèse scientifique d’historien ?

M. A. : Antonio Llidó est né à Xàbia (province d’Alicante) en avril 1936. En 1963, il est ordonné prêtre et dans sa première affectation – les villages de Quatretondeta et de Balones –, il réalise un travail social extraordinaire, qui le met en contact avec un groupe d’étudiants de l’université de Valence, dont certains sont proches ou militants du PCE. En 1966, Llidó refuse publiquement de voter lors d’un référendum organisé par la dictature franquiste et est puni par l’obligation d’effectuer son service militaire à El Ferrol (base navale et ville natale de Franco). En 1969, il arrive au Chili, dans le cadre des accords entre les évêchés de Valence et de Valparaíso, et très vite, une fois de plus, il s’engage comme prêtre et comme enseignant dans l’éducation et le travail avec les classes les plus pauvres. Il soutient publiquement Salvador Allende en 1970 et les ouvriers et paysans dans leurs luttes. à partir de 1971, il participe à la fondation du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) dans la région.

« Je pense que, comme tout travail d’histoire, les biographies doivent répondre à toutes les exigences de rigueur et de qualité. »

Llidó n’a jamais cru à la viabilité de la voie chilienne vers le socialisme, comme il l’exprime dans les nombreuses lettres qu’il envoie de Quillota à sa famille et à ses amis : dès 1972, il leur écrit que les forces armées y mettront fin. Après le coup d’État, il décide de rester dans le pays, malgré la demande de la direction du MIR qu’il se rende en France pour travailler en solidarité avec la résistance. Le 1er octobre 1974, au plus fort de la répression contre le MIR, il est arrêté et conduit au centre de détention clandestin de la rue José Domingo Cañas à Santiago, où il est torturé pendant plusieurs jours. Il disparaît du camp de prisonniers de Cuatro Álamos autour du 25 octobre 1975. Des six prêtres assassinés par la dictature, il est le seul à être toujours porté disparu. Pinochet a justifié son meurtre auprès des évêques Helmut Frenz et Fernando Ariztía. Depuis, ses parents, amis et collègues de Valence œuvrent sans relâche pour éclaircir les circonstances de sa disparition et demander justice. Sa sœur, Pepa, a été la première personne à se joindre à la procédure ouverte en juillet 1996 à l’Audiencia Nacional de Madrid contre la junte militaire chilienne, qui a conduit à l’arrestation de Pinochet à Londres le 16 octobre 1998.
Je crois que ma formation et ma profession de journaliste m’ont aidé dans la recherche de ma thèse de doctorat sur Antonio Llidó, que j’ai soutenue à l’université de Barcelone en 2005, comme elles m’aident dans tous mes travaux : dans ma capacité à écrire un texte rigoureux mais aussi à le lire de manière conviviale et claire, ou dans ma recherche de sources et de témoignages oraux. De par ma formation d’historien, j’ai appris au fil des ans l’importance cruciale de la documentation archivistique, de ce que le professeur Ángel Viñas appelle les « preuves primaires pertinentes de l’époque ».

CC : Vos travaux comportent de nombreuses biographies. Qu’est-ce qui vous attire dans ce genre ? Comment le définiriez-vous ? Qu’apporte-t-il, selon vous, à la discipline historique ?

M. A. : Au fil des ans, j’ai découvert l’attrait de ce genre, qui me permet de raconter une longue période historique à travers des vies représentatives. J’ai non seulement effectué des recherches sur des personnages aussi attachants et chers à mes yeux que Salvador Allende ou Pablo Neruda, mais aussi sur un individu que je déteste particulièrement : Augusto Pinochet. Sa biographie était un défi que j’ai relevé avec les armes de l’histoire : je suis le seul historien à avoir réussi à consulter et à citer son abondant dossier personnel dans l’armée, la documentation le concernant depuis son passage à la franc-maçonnerie au début des années 1940 ou celle conservée dans les archives du ministère chilien des Affaires étrangères sur ses cinq cent trois jours de détention à Londres, ainsi que des milliers de rapports de presse de la période 1973-1990 et des dizaines de discours et bien d’autres documents d’archives sur son époque de dictateur.

« J’ai non seulement effectué des recherches sur des personnages aussi attachants et chers à mes yeux que Salvador Allende ou Pablo Neruda, mais aussi sur un individu que je déteste particulièrement : Augusto Pinochet. »

La biographie est un genre très attirant car elle permet d’aborder des aspects tels que les années scolaires ou les relations familiales et amicales. Dans le cas d’Allende, par exemple, j’ai rendu compte de la vénération qu’il éprouvait pour son grand-père, Ramón Allende Padín, médecin, député, sénateur, grand maître de la franc-maçonnerie chilienne... connu sous le nom d’« Allende le rouge ». Dans le cas de Miguel Enríquez (secrétaire général du MIR de 1967 à son assassinat en octobre 1974), il était très gratifiant d’apprendre la belle relation qu’il entretenait avec ses parents, qui l’ont élevé dans un foyer où la culture était la valeur primordiale, ou sa profonde vocation de médecin, qu’il a abandonnée en raison de son engagement révolutionnaire. Je crois que tous ces éléments nous aident à mieux connaître une époque et ils ne figurent pas toujours dans les livres d’histoire.

CC : En France, l’École des annales et l’historiographie marxiste ont énormément critiqué ce genre, estimant que la biographie participait à écrire une histoire politique des élites et à effacer le rôle social des populations. Quelle réponse opposez-vous à ce constat ? Estimez-vous possible de dépasser cette problématique ?

M. A. : L’« histoire d’en bas » du genre biographique fournit des éléments très humains et émouvants pour connaître et raconter le passé du point de vue des actions et de la mémoire des classes populaires. Dans mon cas, en plus de ma thèse de doctorat sur Antonio Llidó (publiée sous forme de livre en 2007 en Espagne et en 2016 au Chili), j’ai publié un ouvrage, en 2012, sur l’histoire de deux familles communistes, les frères Montalbán Gámez et les frères Moya Sánchez, qui ont émigré de Cordoue à Valence dans les années 1960 et qui ont joué un rôle très important dans la lutte du PCE et dans la construction des Commissions ouvrières. Ce livre s’appelle El hilo rojo. Memorias de dos familias obreras. (Le Fil rouge. Mémoires de deux familles ouvrières).

CC : Il est souvent évoqué le rapport de fascination, de curiosité, que peut ressentir un biographe vis-à-vis de la personne étudiée. La biographie offrirait-elle un rapport plus organique à l’histoire ? Quels biais cognitifs cela peut-il susciter ? Comment les éviter ?

M. A. : Je pense que, comme tout travail d’histoire, les biographies doivent répondre à toutes les exigences de rigueur et de qualité. Elles doivent s’appuyer sur une documentation solidement mentionnée et nuancée et doivent également apporter des éléments nouveaux et pertinents aux connaissances préexistantes. Personnellent, je ne suis pas intéressé par les biographies qui mélangent histoire et fiction.

CC : En quoi votre travail vous permet-il de mieux comprendre le Chili actuel en plein processus constituant ?

M. A. : Le Chili vit actuellement un processus sans précédent dans son histoire, qui est le produit de l’inattendue et formidable rébellion populaire d’octobre et novembre 2019. La colère et l’exaspération qui se déchaînent face à un modèle insupportable et injuste nécessitent de comprendre comment et quand ce modèle a été mis en place, comment la dictature civile et militaire, dirigée par Pinochet, l’a étendu à tous les domaines de la société, à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (éducation, santé, retraites, droit du travail, etc.), et comment, dans les années 1990, la coalition de la Concertación (menée par les démocrates-chrétiens et les socialistes) l’a administré sans critique, en pleine euphorie néolibérale et alors que tonnaient les chants des sirènes de la supposée « fin de l’histoire » proclamée par Fukuyama. À travers une biographie comme celle de Pinochet, décédé en 2006, il est possible d’aborder une partie très importante de cette période historique et, par conséquent, de mieux comprendre ce qui se passe dans le présent.

CC : Le genre biographique est-il idéal, selon vous, pour faciliter l’accès du grand public au savoir historique et au développement de son esprit critique ?

M. A. : Je pense que la lecture d’ouvrages biographiques peut aider les lecteurs à aborder des périodes historiques spécifiques et à s’intéresser à leurs aspects les plus pertinents en les amenant à lire d’autres ouvrages. En 2021, j’ai publié ¡No pasarán!,une biographie exhaustive de Dolores Ibárruri, la Pasionaria (pour laquelle les publications du PCF ont été une source très pertinente), qui a été très bien accueillie et qui, je l’espère, contribuera à stimuler l’intérêt pour l’histoire du communisme en Espagne.

CC : Dans vos recherches sur Pablo Neruda, qu’est-ce qui vous a principalement attiré : la création ou l’engagement politique ? Comment avez-vous intégré la création de cette grande personnalité populaire à l’écriture de son récit de vie ?

M. A. : Pablo Neruda a eu une vie passionnante. Il est sans doute l’un des plus grands poètes de langue espagnole. à partir de 1936, avec le déclenchement de la guerre antifasciste en Espagne, il embrasse passionnément la cause du communisme. Il a été élu sénateur avec le grand dirigeant communiste Elías Lafferte en mars 1945, a adhéré au Parti communiste chilien en juillet de la même année (en citant le merveilleux discours par lequel Pablo Picasso a rejoint le PCF), a été membre du comité central du PCC jusqu’à sa mort et candidat à la présidence en 1969, ainsi qu’ambassadeur d’Allende en France à partir de 1971. C’est là qu’il se trouvait lorsqu’il a été informé de l’attribution du prix Nobel.
Écrire sa biographie a été un défi car j’ai parcouru, pas à pas, toutes les étapes de sa vie, tous les ouvrages de poésie qu’il a publiés... Certes, sa figure a été très critiquée récemment pour un événement exécrable qu’il a lui-même révélé dans ses mémoires, Confieso que he vivido, (J’avoue que j’ai vécu) avec un sincère sentiment de culpabilité. Malgré cela, on retient surtout sa merveilleuse œuvre poétique, son engagement toujours généreux envers son peuple, son indéfectible militantisme politique et un épisode comme celui du Winnipeg (un cargo appartenant à France-Navigation, une compagnie créée par le PCF) avec lequel il contribua à amener au Chili, durant l’été 1939, plus de deux mille réfugiés républicains espagnols et à leur donner une vie nouvelle dans un pays qui les a accueillis à bras ouverts. La sénatrice communiste Claudia Pascual (ministre de la Femme et de l’égalité des genres sous la présidence de Michelle Bachelet, qui a obtenu la reconnaissance du droit à l’avortement) est la petite-fille de passagers du Winnipeg. Tout comme de grands peintres tels que José Balmes et Roser Bru ou encore l’intellectuel Víctor Pey, l’un des grands amis de Salvador Allende.

CC : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

M. A. : Je prépare une biographie de Víctor Jara, qui sera publiée en Espagne, au Chili, en Argentine et au Mexique en 2023, à l’occasion du cinquantième anniversaire du coup d’État et de son cruel assassinat. Victor était le fils de paysans qui a pu se former comme homme de théâtre à l’université du Chili dans les années 1950 et 1960, dans un Chili où l’enseignement supérieur était gratuit (contrairement aux abus qui définissent le Chili néolibéral), et qui, à partir de 1969, s’est consacré pleinement à une activité musicale qui nous a laissé un fabuleux héritage de beauté, d’engagement et d’humanité. Militant communiste depuis la fin des années 1950, sa « guitare travailleuse » a accompagné Salvador Allende lors de la campagne de 1970 et a participé à la lutte de l’Unité populaire. Il était l’une des icônes de la rébellion populaire de 2019. Ma biographie s’appuiera sur une documentation et des sources inexplorées jusqu’à présent.

Mario Amorós est historien et journaliste, docteur en histoire de l’université de Barcelone.

Entretien réalisé par Baptiste Giron et Élodie Lebeau. Il est traduit par Élodie Lebeau.

Cause commune29 • été 2022