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La lutte des classes, telle qu’elle était connue jusque vers 1980 a-t-elle fait place à une « moyennisation » un peu floue ?

(Presque) tous moyens ?

Moyennisation, démoyennisation : difficile d’inventer des mots plus laids (et quasi incasables dans un Scrabble) ; l’optimiste dira que c’est toujours mieux que d’utiliser des concepts non traduits d’outre-Atlantique genre averaging ou demeanification ! Pourtant ces mots évoquent tout un pan de l’histoire de France, cinquante ans d’histoire de la sociologie française en tout cas. C’est au sociologue, et tout un temps gourou de sciences politiques, Henri Mendras, que l’on doit la moyennisation (même si l’idée est alors dans l’air). Cette notion de moyennisation de la société française apparaît en effet dans son livre La Seconde Révolution française (Gallimard, 1988).

S’inspirant de la cosmogonie, Henri Mendras décrit des univers auxquels il donne la forme d’une toupie, avec un centre boursouflé – « constellation centrale » – où cohabitent couches moyennes, milieux populaires et indépendants ; on passerait, selon lui, sans trop de difficulté d’un univers à l’autre. Cet espace central comporterait, vers le bas, une constellation des pauvres et, vers le sommet, une constellation des élites.

Si elle rend peu compte de la réalité, cette composition, assez élémentaire, correspond assez bien au discours mitterrandien des années 1980 qui met en scène des Français ni riches, ni pauvres, ni bourgeois, ni prolétaires, des Français du milieu en quelque sorte.

Des doutes

Patatras : la toupie finit par imploser. En mai 2019, Jérôme Fourquet, dans une note de la Fondation Jean-Jaurès, décrète « La fin de la grande classe moyenne ». Devenu le nouveau mentor médiatique, il reprend cette thèse deux ans plus tard dans un essai, cosigné avec Jean-Laurent Cassely, intitulé La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (Seuil, 2021). Cette fois, la société française vivrait une « démoyennisation », c’est-à-dire un affaiblissement, voire une disparition de ses classes moyennes. Fini ou presque l’espace central : il se dégonflerait au profit cette fois des deux bouts, vers le haut et vers le bas.

« Jean Lojkine, penseur communiste, tenta, dans L’Adieu à la classe moyenne, de comprendre le brouillage des repères de classe qui s’était opéré du point de vue des rapports de travail, de sexe, de génération. »

Pour reprendre une formulation des auteurs : « La part des emplois d’ouvriers, d’employés et de professions intermédiaires régresse alors que les emplois des classes supérieures (managers et ingénieurs) et inférieures (travailleurs des services) augmentent sous l’effet de la mondialisation et du progrès technologique. » Ici, les classes moyennes se décrivent sur le modèle du sablier. Les auteurs parlent de démoyennisation par le sommet (on parle aussi de « premiumisation », pour les vacances par exemple) et par la base (la mode du discount contraint), le tout sur fond de surconsommation pour tous.

Poursuivre les études

Profitons de cet article bibliographique pour faire un petit clin d’œil à feu Jean Lojkine (1939-2022), directeur de recherches au CNRS, bien moins médiatisé que Henri Mendras ou Jérôme Fourquet, et pourtant auteur de travaux appréciables sur la sociologie urbaine et les classes sociales. Ce penseur communiste tenta dans L’Adieu à la classe moyenne (La Dispute, 2005) de comprendre le brouillage des repères de classe qui s’était opéré du point de vue des rapports de travail, de sexe, de génération (pour reprendre une formule de l’éditeur). Jean Lojkine s’intéressa aux mutations de la classe ouvrière et à l’émergence de la catégorie des cadres. L’ouvrage montre bien « la transmutation de l’économie capitaliste en “économie du savoir” qui a “intellectualisé” le travail, de l’ouvrier spécialisé (OS) au cadre, en même temps qu’il instituait une nouvelle forme de contrôle taylorien de ce travail intellectuel » (Le Monde, 3/10/2005).  

Gérard Streiff est docteur en histoire. Il est rédacteur en chef de Cause commune.

 


Les classes moyennes

Nous reviendrons dans le prochain Cause commune (n° 42), sur les couches moyennes et les professions intermédiaires. Leur indéniable croissance, surtout depuis un demi-siècle, a donné lieu, dans les affrontements de classes, à des positions très différentes. Gérard Streiff, dans l’article ci-dessus, démontre l’inanité de regrouper presque tout le monde dans une unique et nébuleuse « classe moyenne ».
D’autres écueils existent. D’abord, celui de vouloir couper les ingénieurs, techniciens, cadres (« ITC »), professions culturelles, enseignants, des salariés ouvriers et employés dont l’exploitation semble plus évidente. Ainsi certains traitent-ils ces couches intermédiaires ou cultivées, de « bobos », de « petite bourgeoisie », insensibles aux vraies souffrances du « peuple ». D’autres, au contraire, pétris de bienveillance et de bons sentiments, se contentent de vouloir rassembler indistinctement les 99 % face au 1 % de grands privilégiés. Ainsi, par exemple, serait noyé dans le flou ce qu’on appelait autrefois l’alliance de la classe ouvrière et des intellectuels, avec leurs spécificités.
à la fin du XXe siècle, le PCF, avec René Le Guen et Jean Lojkine, notamment, a conduit des travaux approfondis sur ces sujets. C’est aussi le cas des syndicats. Plus récemment, les revues Carnets rouges et Progressistes (en ligne) ont également présenté de nombreuses et importantes réflexions à cet égard. Nous aborderons ces questions fondamentales dans le prochain numéro.
En attendant, voici un extrait d’un article de Jean Lojkine paru dans La Revue du Projet de février 2013, intitulé « Classes moyennes ».
« La reconnaissance aujourd’hui de fractures, de divisions sociales dans cette “classe moyenne” n’a pas mis fin au mythe [de la classe moyenne] : on l’adapte en distinguant des strates inférieures et supérieures, en fonction des revenus salariaux, du patrimoine, mais l’idéologie anti-classes sociales demeure plus que jamais. On ne s’interroge pas sur les formes nouvelles de la lutte des classes aujourd’hui [...]. Mon hypothèse est que cette deuxième identité sociale polaire [les cadres et professions intellectuelles supérieures] est à son tour entrée en crise pour trois raisons principales. Premièrement, la crise structurelle du capitalisme qui commence dans les années 1970 a eu un effet décalé sur la situation économique de ces professions intellectuelles : le chômage et la précarisation, la paupérisation salariale les toucheront après les ouvriers et les employés, surtout à partir des années 1980-1990. Une fraction des professions intellectuelles du secteur public est même en voie de prolétarisation. En second lieu la révolution informationnelle remet en cause elle aussi l’identité “cadre” marquée originellement (comme la classe ouvrière) par l’industrialisme et le machisme (l’homme pourvoyeur du ménage, la femme à la maison). L’arrivée massive des femmes dans les emplois de services, notamment de services publics, la transformation des rapports de travail (mise en cause de l’autorité hiérarchique et paternaliste, intellectualisation et responsabilisation – ambivalente – du travail salarié) remettent en cause l’image du cadre forgée dans les années 1930-1950. Enfin, troisième raison, le déclassement des diplômés de l’enseignement supérieur qui ne trouvent plus d’emplois de cadres a provoqué leur entrée dans de nouveaux mouvements sociaux (luttes étudiantes, luttes des intermittents du spectacle, des enseignants, des chercheurs, des médecins, etc.) qui invalident leur appartenance à la bourgeoisie.
Le pôle identitaire “cadres”, surtout dans sa version française, amalgame en fait des segments du salariat très divers, voire divergents, depuis les managers actionnaires, “faux salariés” liés à la grande bourgeoisie capitaliste, jusqu’aux ingénieurs et techniciens qui n’encadrent personne et sont souvent des exécutants très qualifiés, et enfin les professions intellectuelles de l’éducation, de la recherche, de l’information et du travail social qui n’ont pas grand-chose à voir avec le chef d’atelier dans une usine d’assemblage… sinon de traiter des informations complexes et d’organiser, de coordonner, de communiquer. »

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024