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La Guyane est un territoire où la question du logement représente un enjeu important. Les modes d’habitat bushinengués sont régulièrement menacés par des opérations de démolition et les politiques de logement ne sont pas à la hauteur de l’exigence d’égalité réelle portée par la population.

Entretien avec Clémence Léobal

CC : Peux-tu nous rappeler quel est ton terrain, quelles sont ses spécificités et dans quel contexte local s’inscrit ta recherche ?

J’ai fait ma recherche de doctorat en Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni. Il y a des spécificités propres aux départements d’outre-mer, on est dans des territoires situés à de grandes distances de la France métropolitaine, qu’on appelle France métropolitaine encore là-bas, mais qui sont des départements, donc avec une identité législative. Ce sont les mêmes lois qui s’appliquent ici et là-bas. Par rapport aux autres départements d’outre-mer, la situation que j’ai observée est aussi spécifique par rapport au caractère frontalier de mon terrain. Saint-Laurent-du-Maroni est à la frontière entre la Guyane et le Suriname, c’est une frontière terrestre qui est très poreuse. Il y a beaucoup de personnes en situation irrégulière sur mon terrain du point de vue de l’administration française. Mais ce qui est très curieux en Guyane, c’est qu’il y a très souvent des personnes qui sont chargées de faire respecter la frontière, qui viennent eux-mêmes de France, donc à 8 000 km et qui vont dire à des gens qui eux sont nés à 200 km ou moins, qu’ils ne sont pas chez eux.

« En Guyane, on est dans un département très jeune entre les étrangers, les moins de 18 ans qui ne votent pas et l’abstention qui est très forte (seulement 36 % de participation) cela représente finalement très peu d’électeurs. »

CC : Comment est-ce que les habitants de cette ville perçoivent la métropole ?

De manière contrastée selon les communautés, parce qu’il y a différentes communautés qui peuplent cet espace. Moi, j’ai fait du terrain avec les groupes bushinengués qui sont des afro-descendants. Ils sont issus du marronnage des plantations surinamaises, ce sont des personnes qui se sont libérées elles-mêmes de leur situation d’esclaves et qui ont formé des communautés en liberté depuis le XVIIIe siècle. Depuis le milieu du XXe siècle environ, ces populations bushinenguées sont engagées dans des processus de migration vers les villes et notamment à Saint-Laurent-du-Maroni. Ce que j’ai étudié dans ma recherche, c’est la façon dont ces classes populaires bushinenguées considéraient les personnes qu’elles rencontraient dans les bureaux des administrations. Et l’une des catégories qui m’ont interpellée, c’est la catégorie de « bakaa », qui est un peu une déclinaison locale d’un terme qui est utilisé beaucoup plus largement dans toutes les Caraïbes et la Guyane et qui désigne les blancs, les colons. Mais ce terme désigne aussi parfois les élites métisses, cela dépend des contextes. Il veut dire : la personne qui entoure ou qui environne. Donc cela renvoie vraiment à une situation politique finalement et non pas à une couleur.

CC : Par la suite, le cœur de ton ouvrage Ville noire, pays blanc : Habiter et lutter en Guyane française (Presses universitaires de Lyon, 2022) parle des différentes façons d’habiter dans ce territoire.

Parmi les classes populaires bushinenguées, j’ai cherché à décrire des modes d’habitat populaires dont j’ai trouvé une forme récurrente, qui est qualifiée de « maisons en bois » qui est construite avec des matériaux locaux souvent importés du Suriname, c’est-à-dire à cinq minutes de Saint-Laurent-du-Maroni. Mais ce terme de « maison en bois » renvoyait aussi au quartier dans son ensemble. Ces quartiers, que l’administration appelle l’habitat informel ou l’habitat spontané, forment selon certaines estimations des urbanistes environ deux tiers de la ville. C’est un habitat qui est collectif avec des sortes de petites grappes de maison, avec des espaces extérieurs qui sont aussi partie intégrante de l’espace privé. Dans les espaces extérieurs, il va y avoir certaines activités comme la cuisine, le fait de se laver ou des activités de sociabilité. Une autre caractéristique importante de l’habitat, c’est le caractère transfrontalier. Ces manières d’habiter sont imprégnées de circulation vers l’autre rive du fleuve.

« En Guyane, en tout cas à Saint-Laurent, perdure encore une sorte de réseau autour de la mairie qui va utiliser certaines ressources, dont le logement, pour échanger des services avec ces électeurs dans l’espoir d’être élu. »

CC : Et il y a des tensions avec les normes métropolitaines ?

Effectivement, ces modes d’habitat sont souvent qualifiés de manière négative par l’administration comme des quartiers informels ou auparavant comme des quartiers insalubres. Ils sont soumis à des opérations de démolition répétées depuis les années 1980. Et ces manières d’habiter s’opposent au modèle que l’administration propose, qui est le modèle du logement social qui aujourd’hui est un modèle de logement locatif et collectif de type habitation à loyer modéré (HLM), construit avec des matériaux importés comme le béton et avec très peu d’espaces extérieurs. Il y a aussi des normes sur la manière de replier les activités domestiques à l’intérieur des appartements. Ces normes sont notamment appliquées par les agents des bailleurs qui organisent des formations pour les nouveaux locataires pour leur expliquer comment habiter dans ces résidences. Il y a aussi des discours très contrastés au sein de l’administration, très différents selon l’origine des agents et selon leur institution d’appartenance. Il y a eu dans les années 1980 et 1990 des expérimentations appelées « habitat adapté » et la mise en œuvre d’opérations qui différait de la métropole. C’étaient des logements en accession à la propriété, c’est-à-dire que les personnes qui en bénéficient devenaient au bout d’un certain nombre d’années propriétaires de leur logement. Cela a vraiment fonctionné à une époque, c’étaient des politiques spécifiques pour les départements d’outre-mer et au début des années 1990, cela représentait environ 40 % des nouveaux logements sociaux construits. Elles ont été abandonnées depuis le milieu des années 1990, au moment où le budget qui finançait ces logements, le budget du ministère de l’Équipement à l’époque, est passé au ministère des l’Outre-mer. L’orientation politique des constructions de logements a changé et on est passé à une revendication d’« égalité réelle » dans les territoires ultra-marins, qui est une revendication très importante portée par les élus.

CC : Peux-tu détailler cette revendication d’« égalité réelle » ?

Les élus des outre-mer dénoncent à juste titre le fait qu’il y ait une différenciation des politiques publiques et notamment des politiques sociales dans les outre-mer par rapport à la métropole. Ces politiques de logement étaient aussi liées au fait que le revenu minimum d’insertion (RMI) ne soit pas mis en place dans les outre-mer. Le bureau des outre-mer a plaidé auprès de François Mitterrand en 1988 pour que le RMI, qui était en train d’être créé ne soit pas appliqué dans les outre-mer en expliquant que cet argent allait rendre les populations oisives, qu’il fallait au contraire que les gens participent et travaillent. Ce qui a finalement été décidé par le président de la République, c’était de mettre quand même en place le RMI en outre-mer, mais seulement à 80 % du montant hexagonal. Et au terme de cette négociation, il a été décidé que la différence de budget libérée par cette différence de montant allait être reversée dans la ligne de financement du logement. On voit donc qu’il y a là des sortes d’intrication entre les politiques de logement adapté et la minorisation des politiques sociales dans les outre-mer. Cette différence au niveau du RMI a perduré jusque dans les années 2000. Cela pourrait expliquer pourquoi les élus d’outre-mer ne veulent plus entendre parler de « logement adapté » et pourquoi aujourd’hui le modèle de logement qui est préconisé, c’est un logement standardisé, exactement selon les mêmes dispositifs qu’on trouve en France hexagonale.

« Il existe des sortes d’intrication entre les politiques de logement adapté et la minorisation des politiques sociales dans les outre-mer. »

CC : Est-ce qu’il y a aussi une différence dans la manière dont sont attribués ces logements publics ?

En fait le système d’attribution des logements sociaux est aujourd’hui sur le même modèle que dans les autres départements français. Il y a des travailleurs sociaux qui sont chargés de positionner des demandeurs de logement. Mais ce qu’on voit en Guyane, en tout cas à Saint-Laurent, c’est qu’il perdure encore une sorte de réseau autour de la mairie qui va utiliser certaines ressources, dont le logement, pour échanger des services avec ces électeurs dans l’espoir d’être élu. Cela veut dire que les élus de la mairie vont facilement recevoir des personnes qui cherchent un logement pour leur promettre un soutien et essayer de leur procurer un logement. Dans les discours, la mairie va insister sur le fait qu’elle « donne ». On dit : je vais te « donner » un logement, alors que ce sont des logements locatifs. Cette conception des relations entre les habitants et les élus locaux était partagée à la fois par ces élus et par les habitants, avec l’idée qu’on est dans des relations personnalisées et que c’est ce qui va permettre d’obtenir des services ou des biens. Donc, du point de vue des demandeuses de logement que j’ai suivies, il y avait un discours assez répandu qui disait que pour obtenir un logement social, il fallait en contrepartie adopter un comportement et adapter un certain nombre de pratiques qui s’incarnait dans l’idée qu’il fallait « marcher pour avoir un logement ». Cela renvoie non seulement au fait de se déplacer à pied pour aller dans tel ou tel bureau, mais aussi à effectuer les démarches d’une certaine manière pour être en conformité avec les attentes supposées de ces administrations. Notamment l’usage du français comme langue de communication, le passage par l’écrit, la production de preuves écrites qui vont justifier la situation de la personne et puis aussi une attitude humble vis-à-vis des agents qui sont rencontrés.

CC : Et est ce qu’il y a des associations, des structures politiques ou syndicales qui jouent ce rôle d’intermédiaire pour accompagner ces demandes ?

Les associations, il y en a quelques-unes mais à l’époque de mon terrain c’étaient surtout des associations composées d’une seule personne, c’est à dire du président qui avait obtenu un logement. Mais je crois que cela a changé notamment depuis 2017 : il y a des associations qui sont beaucoup plus actives sur ces questions de logement. Cependant, les intermédiaires sont aussi au sein des administrations, donc par exemple au sein de la Caisse d’allocations familiales (CAF) ou au sein de l’Agence départementale d’insertion, tous ces guichets où il y a potentiellement des travailleurs sociaux. Il va y avoir des intermédiaires qui sont parfois les travailleurs sociaux eux-mêmes, qui peuvent être des habitants, parfois eux-mêmes bushinengués ou saint-laurentais. C’est eux qui vont traduire, qui vont expliquer aux personnes les attendus. Et parfois, cela va être des personnes qui ne sont pas du tout embauchées comme travailleurs sociaux, mais qui vont jouer le rôle d’intermédiaire. Par exemple, j’ai beaucoup vu cela avec les agents de sécurité qui expliquaient aux personnes ce qu’elles devaient faire, comment elles devaient se comporter dans la queue et même comment remplir les formulaires.

« L’orientation politique des constructions de logements a changé et on est passé à une revendication d’“égalité réelle” dans les territoires ultra-marins, qui est une revendication très importante portée par les élus. »

CC : Comment ces inégalités se reflètent politiquement ? Par exemple, aux élections présidentielles, si Jean-Luc Mélenchon fait 50 % des voix au premier tour en Guyane, c’est Marine Le Pen qui en receuille 60 % : comment analyses-tu cela ?

En ce qui concerne les élections présidentielles, il faut savoir que ce sont des élections qui ont un énorme taux d’abstention. Dans les outre-mer, c’est vraiment loin des gens. Donc si on regarde en pourcentage, oui, de fait, il y a Marine Le Pen en tête, mais cela ne représente pas tant d’électeurs que cela. En plus en Guyane, on est dans un département qui est très jeune, donc, entre les étrangers, les moins de 18 ans qui ne votent pas et l’abstention qui est très forte (seulement 36 % de participation) cela représente finalement très peu d’électeurs : cela se compte en milliers. Il ne faut pas penser qu’il y a un mouvement d’extrême droite très fort en Guyane. Mais c’est un vote pour faire partir Macron. Par exemple, en Guyane, le mouvement de 2017 a eu lieu juste avant l’élection de Macron. Les négociations ont été faites avec le gouvernement Hollande et ensuite il y a eu la passation à Macron. Et dans la perception, en tout cas des Guyanais, ces accords n’ont pas été respectés même si certaines choses ont été faites. Il y a ce sentiment-là, je pense, parmi les électeurs de la présidentielle qui ont voulu dégager Macron car les accords de Guyane n’avaient pas été respectés. Sur le foncier par exemple il n’y a pas eu grand-chose. Il y a eu la crise sanitaire aussi qui a vraiment clivé et créé une détestation très partagée de Macron.

Clémence Léobal est sociologue. Elle est chargée de recherche au CNRS.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023