Guy Goffette, né en 1947 en Belgique, est sans doute l’une des voix les plus originales de ces cinquante dernières années, fuyante, aux contours mal définis, en cela comme le vent qui chante au fur et à mesure de ses poèmes. Il y a chez lui quelque chose qui ne tient pas en place, en même temps qu’il s’en cherche et s’en trouve une ; une aspiration aux marges, où l’être précaire est sans cesse menacé de dispersion, d’effacement, et un désir du centre. Guy Goffette est pris dans un perpétuel va-et-vient entre « les lisières » et « l’adieu aux lisières ». Il n’est guère étonnant alors que son poète d’élection soit Verlaine, dont il écrit la superbe et poétique biographie dans Verlaine, d’ardoise et de pluie. De là découle aussi le genre de la « dilecture », qu’il pratique souvent.
Antonio Rodriguez définit la dilecture ainsi : « mot-valise regroupant la “dilection”, notion chrétienne médiévale de l’amour fraternel, et la “lecture”. (La dilecture) engage un choix orienté de l’affection […], implique l’élaboration progressive d’un horizon d’écrivains majeurs, qui ont marqué l’œuvre et la vie de Guy Goffette. » Ces écrivains sont Verlaine, au premier chef, mais aussi Rimbaud, Auden, Paul de Roux, Max Jacob, Aragon et quelques autres. La dilecture permet à Guy Goffette tout à la fois de rendre hommage et de se glisser dans la peau (dans les vers) de ces grandes figures, d’en changer à volonté, comme un vent qui s’engouffre par une fenêtre ouverte et ressort par une autre. Dans la pratique, la dilecture consiste en une série de collages, ou de coutures, plutôt, de citations, parfois en italique : il s’agit d’une extraction des thèmes et de l’essence poétique de ces figures tutélaires, cousus ensemble par la propre voix du poète, intégrés à sa propre trame poétique. C’est presque un exercice de critique littéraire, une critique de la poésie par la poésie. Cette dilecture est vraiment l’instrument du double mouvement qui agite Guy Goffette ; d’un côté, par la dilecture, Goffette peut sortir de lui-même lorsqu’il se sent trop immobile ou exposé ; de l’autre, elle permet de le placer au centre de ses diverses influences : c’est sa voix qui coud, unifie, tient ensemble ces voix diverses qui s’en iraient chacune de leur côté. Elle fait paysage de ces poètes. Et il n’est pas rien de vouloir être celui qui unit tous ces grands personnages. Guy Goffette est à la fois le fil qui relie les fanions et le vent qui les agite.
Victor Blanc
L’adieu
Tu peux bien prendre la mer par les cheveux
et la secouer comme un vieux tapis,
endormir toute une forêt en la regardant
droit dans les yeux, attacher
le vent au bout d’une ficelle et le mener
à la baguette, c’est facile, à peine
un jeu d’enfant dans la chambre des mots
et l’univers dans ta poche n’est plus
qu’une bille de verre, mais effacer une lettre,
une seule, du cri qu’elle a poussé
quand, brûlant ses derniers vaisseaux,
tu as laissé retomber sur le seuil
sa main blanche, ça non.
Guy Goffette, Un manteau de fortune, Gallimard, 2001.
Défense de Verlaine
Pauvre Lélian, mon vieux Verlaine, vil déroqué,
qu’ils disent, toute débauche et sale et laid comme
un cochon de Chine, et poivrot par-dessus et,
par-dessous la vase verte, quoi ? quoi qui sonne
et qui reste à ton crédit ? une âme qui file
doux sous la laine et vague un peu dans les brouillards ?
mais cette âme-là, cachée sous le noir sourcil,
est d’un ange, ô fruste certes, louche et braillard
comme un arbre peint par la tempête, d’un ange,
vous dis-je, qui se fiche bien du tiers et du
quart, pourvu que l’eau des yeux dans son vers se change
en un vin léger qui tremble quand on l’a bu,
tremble encore, tremble longuement, tremble et trouble
jusqu’au lit où, rivières, nous couchons nos vies
petites, blêmes, racornies et parfois doubles
aussi, moins exposées aux vents de toute envie
que toi, Verlaine, parmi les plumitifs et les
rassis, toi, vieil enfant rebelle à tout ce qui
pèse ou qui pose, boiteux à la route ailée
avec l’âme tendre à jamais dans son maquis.
L’Adieu aux lisières, Gallimard, 2007.
Cause commune n° 32 • janvier/février 2023