Le rôle des partis et des intellectuels dans la transformation sociale chez Gramsci.
Entre 1928 et 1937, alors qu’il est emprisonné dans les geôles de l’État italien fasciste sous Mussolini, Antonio Gramsci rédige une œuvre majeure, ses Cahiers de prison, au travers desquels le sociologue Razmig Keucheyan guide le lecteur, dans un ouvrage intitulé Guerre de mouvement et guerre de position (La Fabrique, 2011).
Si la pensée gramscienne embrasse une multitude de thèmes (l’État, la société civile, la production, la culture populaire…), il y en a un qui s’avère à la fois central et transversal : le rôle des intellectuels dans la transformation sociale. Dans les espaces militants, il est aujourd’hui admis que la diffusion d’une pensée critique de gauche devrait à terme bénéficier politiquement aux classes populaires. Ces dernières sont bien souvent au centre des récits et des échanges (critique des formes contemporaines d’exploitation au travail ; analyse de l’amplification de la ségrégation sociospatiale des quartiers populaires, habités en majorité par des familles d’origine immigrée…) mais elles sont peu présentes dans les espaces où le savoir est produit. Les classes populaires sont essentiellement perçues comme devant faire l’objet d’une éducation ou d’un travail sur leurs représentations, mais jamais en mesure de participer au processus d’élaboration intellectuelle.
« Les partis sont les élaborateurs des intellectualités nouvelles.» Antonio Gramsci
L’élaboration de savoirs communs
La conception du parti politique définie par le philosophe, assez peu envisagée aujourd’hui, voire dévalorisée par rapport aux enjeux liés à la compétition électorale et à l’attention extrême portée à la communication et aux média, invite à de nouvelles réflexions. Selon Gramsci, le parti doit avant tout être une « instance de socialisation des savoirs » et occuper une « fonction éducative ». Ce rôle d’éducateur n’est pas simplement conçu comme un moyen pour le parti de s’attacher l’adhésion des « masses populaires » afin d’assurer sa survie électorale. Il constitue sa raison d’être et la condition de réussite de toute stratégie révolutionnaire, à travers le renversement de « l’hégémonie » existante, qui incarne elle aussi une relation pédagogique mais aux mains de la classe dominante. Par exemple, un groupe social peut « pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelle [avoir] emprunté à un autre groupe une conception qui n’est pas la sienne », donnant lieu à des contradictions qui entravent sa capacité d’action et servent in fine les intérêts de la classe au pouvoir. Pour Gramsci, l’apparition d’une « volonté collective » est intrinsèquement liée à « l’élaboration de savoirs communs », attribuant un rôle très important au parti politique mais également aux intellectuels.
Les travaux de Gramsci connurent un rayonnement international dans les années 1960
puis 1980, à la faveur du développement des cultural studies, courant s’appropriant la conception gramscienne de « superstructure ». S’inscrivant dans la critique marxiste de la philosophie idéaliste, la culture y est vue comme participant de l’exploitation des « masses », au même titre que la politique et l’économie. Gramsci accorde une place fondamentale à l’histoire. À chaque nouvelle situation historique correspondrait une nouvelle « superstructure », qui se découpe en « deux grands étages ». Il y aurait d’une part la « société civile », où s’exerce l’hégémonie, dont le but est d’obtenir « le consentement spontané des grandes masses de la population » ; et de l’autre la « société politique ou État » qui donne davantage à voir une « domination directe ». Pour Gramsci, chaque « superstructure » produit de nouveaux intellectuels, qui sont partie prenante de son maintien. La définition qu’il donne de ces derniers est relativement extensive et, concernant l’hégémonie de l’État qu’il appelle à renverser lorsqu’il écrit dans les années 1920, peut comporter une hiérarchie, puisqu’il inclut aussi bien les gouvernants que les fonctionnaires de base.
« Pour Gramsci, les “masses’’ ne sont pas à éduquer dans un mouvement vertical, mais doivent entrer dans une relation dialectique avec les intellectuels, dont la pensée doit réaliser “l’unité de la théorie et de la pratique’’.»
Les intellectuels organiques
Pour Gramsci, « il n’existe pas de non-intellectuel ». La distinction est ainsi faite entre l’intellectualité, qui est présente chez tous les hommes, et le statut d’intellectuel, qui relève d’une fonction sociale spécifique occupée par une poignée d’entre eux. Si le philosophe ne remet pas en cause l’existence d’un groupe d’individus particuliers jouant le rôle d’intellectuels, c’est-à-dire spécialisés dans la production de savoirs, c’est sur les conditions sociales de cette dernière qu’il s’interroge, en mettant en avant la praxis. Pour lui, les « masses » ne sont pas à éduquer dans un mouvement vertical, mais doivent entrer dans une relation dialectique avec les intellectuels, dont la pensée doit réaliser « l’unité de la théorie et de la pratique ». Une philosophie de la praxis s’incarnerait dans un travail intellectuel de mise en cohérence des « principes et problèmes que les masses posent par leur activité pratique », de sorte à former un « bloc intellectuel-moral », rendant possible un progrès intellectuel collectif. Pour ce faire, les intellectuels spécialisés doivent également œuvrer à l’apparition d’un nouveau type d’intellectuels, issus du groupe social dominé, ayant « pour fonction de systématiser la conscience qu’il a de lui-même et de prendre part à l’organisation de la production ». Gramsci fait du parti politique le lieu de la rencontre entre les intellectuels spécialistes et les « masses », rendant possible l’émergence de ces nouveaux « intellectuels organiques », c’est-à-dire « organiquement liés à une classe sociale ». Pour lui, la classe dominante a ses propres « intellectuels organiques » et l’enjeu est d’en susciter l’émergence au sein de la classe « ascendante », c’est-à-dire les masses populaires. C’est à cette condition qu’il sera possible de « rendre les gouvernés indépendants des gouvernants, pour détruire une hégémonie et en créer une nouvelle ».
L’éducation populaire
La lecture de Gramsci permet d’envisager plusieurs défis politiques contemporains. Dans les travaux de sciences humaines et sociales, au sein des enseignements délivrés ou via l’intervention d’universitaires dans des événements à destination de publics non spécialistes, les expressions d’une pensée critique du capitalisme et des formes de domination qu’il engendre sont nombreuses. Le fait de s’adresser à un public en dehors des murs de l’université est par ailleurs devenu une préoccupation relativement répandue chez les universitaires. Les universités populaires existant dans de nombreuses villes en sont un exemple probant. Conférences, débats, projections, revues, on ne compte plus les supports destinés à la transmission d’une pensée critique de gauche. Ceux-ci visent à créer les conditions d’une éducation politique des citoyens à travers le partage de savoirs produits par des intellectuels légitimés par des institutions à la fréquentation sociale restreinte. En effet, si elle est consacrée à la production et à l’enseignement d’un savoir socialement reconnu comme légitime, l’institution universitaire est aussi chargée de labelliser ses détenteurs, ou aspirants détenteurs, par l’attribution d’un diplôme ou autre « titre de noblesse culturelle ». L’objectif d’éducation « populaire » se heurte ainsi au constat régulièrement fait de l’existence d’un public faisant avant tout figure d’entre-soi. L’accès à cette pensée critique, présenté comme le plus ouvert possible, comporte en réalité un coût symbolique : la certitude de posséder un stock suffisant de ressources culturelles et de références savantes, pour pouvoir s’approprier le savoir délivré. Selon l’appartenance sociale, cette consommation de biens culturels relevant d’une pensée critique peut participer d’une politisation empreinte d’une certaine distinction sociale ou faire naître un puissant sentiment d’incompétence donnant lieu à des formes d’auto-exclusion, ce qui nuit à la constitution du « bloc intellectuel-moral » que Gramsci appelle de ses vœux.
Ainsi, la conception gramscienne du rôle politique des intellectuels invite à penser les rapports sociaux au savoir comme pouvant être autre chose qu’un marqueur de positionnement, un instrument de (dis)qualification sociale ou un mouvement devant tendre vers une pensée critique légitime qui ferait défaut à certains, en l’occurrence les classes populaires. Il s’agit au contraire d’y voir une possibilité de transformation sociale, pas simplement en termes de diffusion de savoirs élaborés dans des institutions consacrées, mais en repensant les conditions sociales de leur production. Pour Gramsci, « les partis sont les élaborateurs des intellectualités nouvelles ».
Morane Chavanon est doctorante en science politique à l’université Lumière Lyon 2.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018