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Le mouvement contre la réforme des retraites a été marqué par des manifestations massives. Cela ne signifie pas que la grève a disparu, mais que sa place centrale dans les mobilisations sociales, y compris celles concernant le monde du travail, est à interroger.

Entretien avec Baptiste Giraud

Dans l’article « Grève » du Dictionnaire des mouvements sociaux (Presses de Sciences Po, 2009), vous revenez sur la centralité de la grève dans la constitution du mouvement syndical, et, en même temps vous constatez sur le temps long un réel déclin de l’activité gréviste : pouvez-vous proposer une quantification de ce déclin pour la France ? Quelles causes vous apparaissent essentielles pour l’expliquer ?
Sur le long terme, on observe en effet une tendance à la baisse de l’intensité des grèves. Bien sûr, comme cette année, la France connaît encore régulièrement des épisodes de conflictualité sociale très importante (1995, 2003, 2009-2010). Mais par rapport à la fin des années 1970, le volume annuel des jours de grève a été divisé au moins par cinq, si ce n’est plus. D’après les dernières données statistiques disponibles, le milieu des années 2010 a été une période de basse intensité des grèves, marquée par un recul de la fréquence des grèves, mais aussi un recul du taux de participation. Structurellement, la grève est une pratique très minoritaire dans le salariat. En 2016, ce sont moins de 7% des salariés qui ont participé à une grève.

« La généralisation de dispositifs institutionnalisés de soutien financier aux grévistes pourrait être de toute évidence utile pour surmonter une partie des obstacles économiques
à l’entrée dans la grève  des adhérents du syndicat. »

Par ailleurs, c’est une pratique socialement très située. Ce sont d’abord les fractions stabilisées des classes populaires et des professions intermédiaires (ouvriers qualifiés des grandes entreprises, employés à statuts du secteur public) qui font grève. Le recours à cette modalité d’action est beaucoup plus rare parmi les fractions plus précarisées du salariat, qui travaillent dans les petites entreprises, les entreprises sous-traitantes et les secteurs du nouveau prolétariat du capitalisme de service, comme la logistique, le nettoyage, etc., alors même que ce sont les plus directement exposés aux conséquences délétères des réformes néolibérales du marché du travail et de la protection sociale.
La baisse de l’intensité des grèves est d’abord le reflet des transformations du capitalisme et du tissu productif, avec la dislocation des bastions ouvriers du syndicalisme et l’émergence de secteurs dans lesquels les syndicats sont beaucoup moins présents, et beaucoup plus entravés dans leur capacité à mobiliser les salariés, en raison de la précarisation de leur condition salariale et du style de pouvoir patronal très despotique qui s’y exerce. Les réorganisations à tout-va des entreprises privées et publiques ont aussi profondément déstabilisé et divisé les collectifs de travail.
Il y a enfin des raisons plus politiques. La dépolitisation du salariat et des syndicats, notamment liée au déclin de l’influence du PCF, a d’abord modifié leur rapport à la grève. Dans une autre optique, les grévistes se heurtent ces dernières années à un durcissement des actions engagées pour restreindre le droit de grève ou en réduire les effets dans les secteurs où elles restent les plus fréquentes. Je pense à l’obligation pour les salariés des transports et de l’enseignement primaire de se déclarer gréviste deux jours avant, à la banalisation du recours aux réquisitions dans le cadre de mouvements de grève reconductible (raffineries et traitement des déchets) ou encore l’extension progressive, dans les collectivités territoriales, de la règle qui impose une retenue d’une journée de salaire pour tout arrêt de travail.

« Si les manifestations ou les pétitions peuvent rassembler un plus grand nombre de salariés dans la lutte, la force du nombre n’est sans doute pas suffisante face à un pouvoir qui ne reconnaît aucune légitimité aux syndicats à intervenir dans le processus de décision politique. »

Dans le même article, vous mettez l’accent sur les nouvelles « formes de mobilisation sans arrêt de travail », comme la pétition ou la manifestation. Or le mouvement social de 2023 semble d’abord marqué par des manifestations de masse, présentées comme la principale modalité d’action. Selon vous, et sur le temps long, ce type de mobilisation peut-il avoir la même efficacité que la grève ?
En effet, et cela a été particulièrement visible dans le mouvement de 2023, la manifestation est devenue la principale modalité de participation aux mobilisations interprofessionnelles. Alors même que le rejet de la réforme était très majoritaire parmi les salariés, que l’ensemble des organisations syndicales étaient partie prenante de la mobilisation, et que cela a permis de créer les conditions de manifestations de masse d’une ampleur inégalée depuis des années, l’extension des grèves, et plus encore des grèves reconductibles, est restée limitée.
J’y vois là un autre symptôme de l’évolution des usages de la grève, et notamment de leur dépolitisation. Le recours à la grève s’opère d’abord dans le cadre de conflits d’entreprise, ce qui peut s’expliquer aussi par la place centrale qu’occupe désormais la négociation d’entreprise dans le système des relations professionnelles. Il apparaît plus facile, quand les syndicats ont la capacité de construire un rapport de force, de l’emporter ou d’obtenir des concessions à l’échelle de son entreprise que face au gouvernement.
On l’a vu tout au long de la mobilisation dans les sondages d’opinion : bien qu’opposés à la réforme, les salariés étaient aussi résignés à l’idée que la réforme serait quand même adoptée. Même si cela peut paraître paradoxal, il est d’autant plus difficile pour les directions syndicales de convaincre militants et salariés de s’engager dans des actions de grève, alors que le pouvoir macroniste affiche le plus profond mépris pour les syndicats et une totale indifférence au mécontentement populaire que peuvent susciter ses décisions. Les responsables syndicaux ont essayé d’entretenir l’idée que les démonstrations de force symboliques, par la manifestation et la conquête de l’opinion, permettraient d’en appeler à la compréhension et à la responsabilité du pouvoir pour le faire renoncer à sa réforme. De toute évidence, cela n’a pas suffi, même devant la menace que l’extrême droite puisse tirer profit de la crise sociale et politique. Logiquement, cela pose, sur le plus long terme, la question des limites de l’efficacité de ces modalités d’action. Si les manifestations ou les pétitions peuvent rassembler un plus grand nombre de salariés dans la lutte, donc renforcer sa légitimité, la force du nombre n’est sans doute pas suffisante face à un pouvoir qui ne reconnaît aucune légitimité aux syndicats à intervenir dans le processus de décision politique.

« Dans le mouvement de 2023, la manifestation est devenue la principale modalité de participation aux mobilisations interprofessionnelles. »

Le mythe de la « grève générale » semble toujours présent chez les tenants du « syndicalisme de lutte » : les centrales syndicales sont-elles à même d’organiser une telle grève aujourd’hui ? La contestation sociale ne s’est-elle pas institutionnalisée ?
Effectivement, au regard des échecs répétés qu’a connus le mouvement syndical à l’occasion des dernières grandes mobilisations interprofessionnelles, l’idée d’en appeler à une grève générale resurgit régulièrement, sur le mode d’une critique des stratégies des directions syndicales, accusées de se contenter de journées d’action trop ritualisées. Mais, même si l’on peut discuter de tel ou tel aspect des décisions prises par les directions syndicales, il est d’abord à mettre à leur crédit qu’elles sont parvenues à tenir la mobilisation sur un temps très long. D’autre part, l’appel à la grève générale relève plus de l’incantation que d’une stratégie qu’il est possible de construire au regard de la réalité du salariat et des implantations syndicales.
On l’a vu, même là où les syndicats restent bien implantés et la tradition de la grève vigoureuse, comme à la SNCF ou dans la pétrochimie, les stratégies volontaristes de coordination de mouvements de grève reconductible dans les secteurs dits « stratégiques » ont échoué.
Par exemple, la grève de 2023 à la RATP et à la SNCF est beaucoup plus limitée qu’en 1995. On peut l’expliquer d’abord par les transformations qu’ont connues ces entreprises. À force de réorganisations, la SNCF de 2023 n’est plus du tout celle de 1995, et cela influence nécessairement le type de mobilisation que les syndicats ont la capacité de construire. Par ailleurs, les directions syndicales se sont clairement heurtées au refus des agents de se prêter à la « grève par procuration ».
Justement, cela questionne à mon avis l’idée que la mobilisation pourrait d’abord se construire à partir de l’action d’une sorte d’avant-garde gréviste, au motif qu’elle concernerait des secteurs « stratégiques ». Or, manifestement, cette stratégie bute d’abord sur la difficulté même à convaincre les principaux concernés. Dans ces secteurs, comme dans les autres, la dimension catégorielle de l’action syndicale reste prépondérante. Par ailleurs, cette conception avant-gardiste de la lutte syndicale conduit à se focaliser sur une portion de salariés de plus en plus minoritaires dans le système productif, et à oublier que les secteurs émergents de l’économie – la logistique, les métiers du lien, le nettoyage, etc. – sont tout aussi stratégiques, non seulement parce qu’ils concernent des travailleurs « essentiels » au fonctionnement de la société, mais aussi parce qu’ils concernent des intérêts capitalistes extrêmement puissants. On ne fait pas moins pression sur le patronat et l’État en construisant la mobilisation dans ces secteurs. En revanche, la grève est beaucoup plus difficile à développer, parce qu’il est moralement plus compliqué de se mettre en grève quand on travaille par exemple au service d’une personne dépendante, et surtout parce que les syndicats y sont faibles.

« La baisse de l’intensité des grèves est d’abord le reflet des transformations du capitalisme et du tissu productif, avec la dislocation des bastions ouvriers du syndicalisme. »

Créer les conditions de la généralisation de la grève ne dépend donc pas seulement de ce que peuvent décider ou non les directions syndicales dans le temps court de la mobilisation. Cela dépend d’abord de leur capacité à consacrer une part de leurs moyens au redéploiement dans ces secteurs pour y organiser la mobilisation des salariés. Les directions syndicales ont pour habitude de dire que la grève ne se décrète pas, c’est très vrai. Je rajouterai qu’elle ne s’improvise pas davantage. En 1936 comme en 1968, les grèves ont d’abord démarré dans les entreprises syndiquées, parce que la grève est d’abord le fruit d’un apprentissage militant. Il est d’autant plus difficile de s’engager dans la grève quand on ne l’a jamais fait et que c’est un événement très rare dans son entreprise
Sans doute peut-on aussi mettre en débat la place donnée aux dispositifs de soutien financier aux grévistes. Il n’existe pas de caisse de grève pour les adhérents de la CGT comme il en existe une pour la CFDT, alors que la première joue un rôle bien plus moteur que la seconde dans les grèves. Il y a toujours cette idée que la lutte syndicale exige un sacrifice. Mais la généralisation de dispositifs institutionnalisés de soutien financier aux grévistes pourrait être de toute évidence utile pour surmonter une partie des obstacles économiques à l’entrée dans la grève des adhérents du syndicat.

Baptiste Giraud est politiste. Il est maître de conférences à Aix-Marseille Université.
Propos recueillis par Hoël Le Moal.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023