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Sur la suggestion de Galilée, nous avons demandé à Salviati, Sagredo et Simplicio, trois personnages fictifs, de nous donner leurs avis sur les GAFAM et plus généralement sur les plateformes. Les articles suivants essaieront de répondre à leurs interrogations ou de contester certaines de leurs affirmations.

Simplicio : Tu as beau dire, c’est quand même extraordinaire. Avec Google, tu trouves tout, Facebook permet d’être avec ses amis toute la journée, et tout ça gratuitement. Avec Amazon, tu achètes ce que tu veux et tu l’as tout de suite.

Salviati : Tu es bien naïf, ces GAFAM ne sont là que pour l’argent, ils veulent dominer le monde. Ils font des profits considérables, ils ne paient quasiment pas d’impôts, ils utilisent ta vie privée sans que tu saches bien comment et ils exploitent des travailleurs dans des conditions infernales à travers le monde entier.

Simplicio : Tu vois le mal partout. Je veux bien croire qu’ils ne sont pas désintéressés, mais c’est quand même bien pratique. Avant eux, on mettait des mois pour obtenir ce qu’on a aujourd’hui en cinq minutes, ils nous ouvrent au monde entier, à toutes les cultures, à la satisfaction de nos rêves. Forcément, tout n’est pas parfait, mais ne sois pas réac !

Salviati : Ce ne sont pas quelques petits désagréments, c’est une accélération assez brutale de l’exploitation par des multinationales qui se permettent tout, ce sont aussi nos libertés qui sont en jeu. C’est même un projet de société nouveau où nous ne sommes plus que des pions atomisés sur leurs échiquiers.

Simplicio : Bon, mais tu ne peux pas nier qu’ils créent des emplois. C’est quand même important, quand on voit tous ces chômeurs pour lesquels l’industrie et l’économie classiques n’ont pas su faire grand-chose. Cela donne un espoir.

« “Le progrès”, tout court, ça n’existe pas, il y a “les” progrès et ils ne sont pas unilatéraux. »

Salviati : On voit que tu ne travailles pas chez Amazon. Leurs salariés sont ultra-précaires, ils sont traités comme des chiens, beaucoup en démissionnent vite. Et puis toutes les études ont montré que, pour un emploi créé sur place dans ses entrepôts, Amazon en détruit entre deux et six à cinquante kilomètres à la ronde.

Simplicio : Admettons, enfin tu dois quand même reconnaître que leurs activités sont bonnes pour la planète. Comme tout est virtuel et dématérialisé, tu n’as même plus besoin de te déplacer, tu n’as rien à imprimer, ça ne déforeste pas l’Amazonie.

Sagredo : Je vous écoute depuis un moment. Je trouve que vous mélangez un peu les problèmes. Il y a d’une part les services rendus en eux-mêmes, et d’autre part qui les rend et comment. Plutôt que de vous écharper, on ferait mieux de demander à des chercheurs, à des élus, à des syndicalistes, qui sont confrontés à ces questions, de nous éclairer point par point sur la réalité des besoins et des enjeux.

Simplicio et Salviati : On peut toujours essayer.

Sagredo : Le premier préalable est de savoir de quoi on parle, c’est pour cela que nous avons inséré dans le dossier qui suit un glossaire des termes nouveaux concernant les plateformes (souvent des mots anglais ou des acronymes ou les deux à la fois) apparus depuis une ou deux décennies. Les différents articles montrent bien leur diversité.

Salviati : Les plus connues ne sont pas innocentes, elles nous plongent dans un drôle de monde.

Sagredo : Effectivement, il y a des conséquences sur l’information. Il faut capter l’attention pour que les gens restent sur la plateforme, cela débouche sur l’obsession de privilégier la conflictualité, la peur, l’agressivité, les faits divers, le racisme, qui frappent, indignent ou au contraire confortent les réflexes primaires. De là, une course d’obstacles pour ceux qui voudraient argumenter sur le fond, en prenant leur temps, de façon apaisée.

« Le défi n’est pas seulement économique et social ou écologique, c’est tout le système qu’il faut révolutionner et à l’échelle mondiale »

Simplicio : Revenons aux travailleurs des GAFAM, des Uber, des Deliveroo et autres : il y a quand même en France un droit du travail qui protège les salariés de ces entreprises, ainsi que des régulations internationales.

Sagredo : Ces « entreprises » sont en général multinationales et étrangères, le droit international avec ses failles et l’extraterritorialité du droit américain (scandaleuse, mais acceptée par les États) leur donnent toutes sortes de possibilités d’échapper à l’impôt, comme le montre Éric Bocquet, ou d’imposer leurs conditions à l’échelle planétaire, comme le montre Francis Wurtz.

Salviati : Là, tu parlais des salariés des GAFAM, mais pour les travailleurs ubérisés, n’est-ce pas pire ?

Sagredo : Pour les livreurs à vélo ou les chauffeurs VTC, c’est le statut d’« autoentrepreneur », créé par Sarkozy en 2009, qui fait que ces travailleurs ne sont plus « salariés » mais prétendument « indépendants », donc à la merci des plus forts et obligés d’assumer tous les risques (de santé, de retraite, de chômage, de baisse de revenu). Cela est expliqué dans le détail par Ludovic Rioux et Pascal Savoldelli. Ce dernier fait voir le projet de société plus général à l’affût derrière ces exemples.

Simplicio : Si tu veux qu’on se mette d’accord, au moins partiellement, il faudrait que tu nous présentes des alternatives. Comment bénéficier des réalisations et avantages que nous procurent les plateformes sans que cela débouche sur des aliénations ?

Salviati : Sur ce point, je suis d’accord avec Simplicio. On ne peut pas nationaliser tout cela, ni même l’européaniser. Le monde est interconnecté et l’immense majorité de ses habitants vit dans des pays où l’argent est roi, et cela plus encore qu’il y a un demi-siècle.

« S’il n’y a pas le rapport de force et l’éclairage idéologique, le système perdurera d’une façon ou d’une autre. »

Sagredo : Déjà, les analyses que nous avons évoquées tentent de suggérer des pistes. D’abord, il faut écarter les fausses solutions. Croire qu’on pourrait s’en tirer seulement en créant des ersatz de GAFAM européens ou même français, si ceux-ci restent oligarchiques, ce serait une illusion. On le voit avec Stuart, filiale de La Poste, qui est encore pire. Ensuite, il n’y a pas une seule solution, comme l’esquissent Sébastien Marque et Kinou, il faut jouer sur des revitalisations des services publics, sur des coopératives (des vraies et non des apparentes), sur des lois de protection et de régulation, et sur le dépassement global du capitalisme, pour construire un autre modèle économique, un autre monde. Toutes ces mesures doivent être débattues et non pas seulement parachutées : s’il n’y a pas le rapport de force et l’éclairage idéologique, le système perdurera d’une façon ou d’une autre. Il s’agit de « dépasser » Amazon et autres, comme le dit Jacques Maréchal, non pas simplement de le subir ou de le combattre.

Simplicio : Oui mais la technique est là, on a des ordinateurs puissants, des algorithmes, de l’intelligence artificielle, c’est le progrès, c’est inévitable.

Sagredo : Les interventions de Flavien Ronteix - -Jacquet et de Sébastien Marque n’esquivent pas ces aspects, elles ne se contentent pas de variations politiques générales. « Le progrès », tout court, ça n’existe pas, il y a « les » progrès et ils ne sont pas unilatéraux.

Salviati : Sur le plan écologique, je suis quand même assez inquiet. Dans ton dossier, tu rends compte de l’enquête de Guillaume Pitron, qui conclut à l’enfer numérique. Victor Hugo aurait dit que c’est « le galop à travers l’absurde d’un homme ivre échappé ». Même avec de bons services publics régénérés, avec des logiciels libres, avec des coopératives, même dans un système économique socialiste ou communiste, si on ne change pas de mode de vie et de consommation, si on reste dans des variantes de l’American way of life, on va tout droit à la catastrophe.

« Le capitalisme s’est emparé des potentialités offertes par Internet, mais les travailleurs du numérique et les citoyens peuvent reprendre la main. »

Sagredo : Tu as raison, le défi n’est pas seulement économique et social ou écologique, c’est tout le système qu’il faut révolutionner et à l’échelle mondiale. L’heure n’est pas seulement au bricolage. Cela prendra des formes qu’on a du mal à concevoir, mais on voit bien que le système ne peut pas continuer ainsi. Des forces existent, notamment dans la jeunesse. Le capitalisme s’est emparé des potentialités offertes par Internet, mais les travailleurs du numérique et les citoyens peuvent reprendre la main.

Salviati : Au passage, je ne voudrais pas être méchant, mais parmi vos experts et vos connaisseurs, je n’ai pas vu beaucoup de femmes.

Sagredo : Là aussi, tu as entièrement raison. D’ailleurs, le PCF est en période de congrès, il faudra qu’il se penche sérieusement sur cet aspect de la question comme sur les autres. n

Pierre Crépel et Marine Miquel sont membres du comité de rédaction de Cause Commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023