Par

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– Toi, Rose, t’en étais des pétroleuses ?

– Ben, si j’en étais, j’te dirais point, Berthe. Tin fi’ancé, l’est avec les versaillais...

– J’dis ça, parce que ton tablier il a l’air bien taché ! C’est du pétrole, non ? À quoi que t’as mis le feu, dis don ?

– Vous n’allez pas r’commencer ? Vous pouvez pas vous arrêter d’vous chamailler, un peu ? Comme si c’était l’moment !

La voix de Marthe est étouffée comme par du coton dans l’immensité vide qui les écrase. Elles sont assises contre la paroi rocheuse, coude à coude. Un pauvre feu emmène sa fumée très haut, peut-être vingt mètres, dans cette cathédrale calcaire. Le silence n’est habité que de leurs souffles oppressés et des vilains bruits sourdant de la poitrine d’Hyppolite.

– Est-ce qu’on va devoir rester longtemps encore ?

– Pour sûr, y a des délicates qui se plaisent pas sous terre.

– Passe que tu t’y plais, touè ?

Qui parle ? Comment savoir ? Les silhouettes ne sont que formes indistinctes dans la semi-obscurité. Tout est brouillé à leurs yeux irrités par la fumée des barricades toute la semaine dernière. Par celles des décombres de l’Hôtel de Ville, des Tuileries, du Palais de Justice. Par tous les incendies ravageant la ville sous les obus des troupes de Thiers. Par celle que font maintenant les débris ramassés dans l’ancienne brasserie et qui brûlent petitement.

– Comment qu’y va Hyppolite ?

Le jeune homme est allongé au sol, dans la poussière assez douce de gypse et de calcaire, la tête sur le giron de Joséphine qui n’ose bouger. Son visage est livide, son front brûlant, ses yeux tournent quand il les ouvre, incapables de se fixer sur un point. Son sang a largement taché le tablier de Joséphine, déjà en piteux état.

– C’est mauvais, les blessures au ventre !

– Ces pourris de versaillais...

Elle, même sans la voir, ses compagnes reconnaissent sa voix. Henriette. Sa diction de fille éduquée. Elles l’ont entendue souvent dans des discours enfiévrés, lorsqu’elle leur rapportait les décisions de la commission du travail.

Elles y ont cru. Ces bruits fous qui couraient, les institutrices qui allaient recevoir le même salaire que les instituteurs. Les pensions pour les compagnes comme pour les veuves officielles. Et pour les petits bâtards comme pour les gamins nés dans le mariage. L’abolition de toutes ces règles qui les laissaient depuis toujours dans l’obscurité de la dépendance. Dans l’impuissance. Alors, elles ont suivi. Elles ont voté la création de la coopérative. Après tout, ce salopard de monarchiste de patron s’était enfui en les laissant sans travail, les Prussiens encerclent Paris, dans cette atmosphère de folie où tout semble possible, pourquoi pas elles ?

Les flammes baissent. La voix d’Henriette s’élève de nouveau dans l’obscurité envahissante :

– À part Hyppolite, qui connaît ici ? Qui sait comment sortir quand... on pourra.

– Même qu’on sait pas si ça s’est calmé dehors ?

Un grand silence répond. Un grand silence qui leur glace le sang. Ce précieux liquide, celui qui a quitté Hyppolite en imprégnant la poussière, échauffé chez ces femmes sur les barricades pendant toute la semaine. Le voici qui arrête de courir dans leurs veines à l’idée de se perdre, et de rester pour toujours dans les galeries obscures. Ou d’avoir à affronter de nouveau la course dans les rues pour échapper aux balles. Unies dans le travail, unies dans la révolte, dans la bataille, unies maintenant dans la mort ?

– Joséphine, toi qui le fréquentais, il ne t’a jamais amenée ici, pour... tu vois, comme vous n’aviez pas de chez vous ?

Joséphine n’a pas le courage de répondre, les larmes encombrent sa gorge, appuient sur les mots. Déjà qu’elle n’en a guère la Joséphine. Si jolie, avec ses boucles cuivrées et son sourire d’enfant timide, mais la parole pauvre, rare, qui bute sur les dents qui semblent en avaler la moitié. Son Hyppolite, dans son bel habit bleu déchiré de garde national, est venu la chercher le 26 mai, alors que les obus des versaillais tombaient sur Belleville qui se défendait avec acharnement.

Il savait où la trouver, manifestement. Miracle de l’amour ? Petits mots, passés de barricade en barricade, quelque gamin récompensé par une pomme flétrie ou un morceau de pain moisi, arraché à la famine parisienne ? Joséphine a délaissé la charpie qu’elle confectionnait avec de vieux jupons pour se jeter dans ses bras, sans relever sa grimace, sans se rendre compte que le jeune homme était touché.

Joséphine s’y démenait aux côtés des combattants, mais aussi Berthe, Lucienne, Jeanne, Marthe, Rose. Unies au pied de la barricade comme elles l’avaient été dans le travail. Ouvrières blanchisseuses, les mains gercées par les mêmes hivers glacials. Les reins mordus par le poids du même linge mouillé. Partageant longtemps un quotidien de misère, luttant contre la fatigue, le mauvais sort qui s’abattait sur les maris, les privant de travail, les jetant dans l’alcoolisme ou le désespoir.

Lucienne et Jeanne se sont montrées les plus hardies, se levant devant les commissions pour parler quand celles-ci furent créées. Comme si elles n’avaient fait que ça de toute leur vie. Mais l’apparition d’Henriette, en robe de drap gris sans souillure, parlant à voix mesurée, sachant répliquer, argumenter, les a subjuguées. Une fille de petits bourgeois, père instituteur, mère boutiquière... Qui a fait des études. Et qui leur dit qu’elles sont sœurs, égales entre elles, égales de l’ancien chien de contremaître. Et, surtout, qu’elles ont le devoir de s’unir. Et que l’égalité ça se gagne, les armes à la main s’il le faut.

Rose se repasse la scène de leur fuite éperdue, s’interroge. Maintenant, la panique devant les exactions des versaillais est retombée, remplacée par celle de l’obscurité qui les écrase de son absolu. Elle interroge Henriette, sa référence.

– Mais touè, Henriette, touè qu’est amie avec la Dmitrieff, a t’a rien dit avant ? Si qu’y fallait qu’on se sauve ou qu’on s’cache ? Si qu’y avait un moyen de s’échapper... après, si qu’on perdait ?

– On parlait des coopératives, des réquisitions, de l’approvisionnement des ateliers. On ne pensait jamais se trouver devant... ça.

Le ton d’Henriette révèle toute sa désolation. Non, elle n’a pas posé de questions quand la décision a été prise de dresser des barricades. Elle a retrouvé quelques-unes des femmes des ateliers de blanchisserie qu’elle avait contribué à organiser. Et tout s’est enchaîné. On ne leur a pas donné d’armes, elles étaient là pour soigner, pour nourrir, mais des armes, elles ont en récupéré, abandonnées près de corps sans vie. Marthe n’en a pas voulu.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse. Comme si je savais tirer.

– Tu pourras toujours le confier à un fédéré qu’aurait perdu le sien. Jeanne a ajouté, en souriant sous cape : un fusil comme ça, ça te changera de ton homme.

Et elles ont ri ensemble et c’était la première fois depuis des jours et la dernière fois avant longtemps. Un sous-entendu gentiment graveleux, Marthe s’étant parfois plainte que son Hector faisait flanelle plus souvent qu’à son tour.

Le rire les a quittées, et pour un bon moment. Hyppolite, quand il a retrouvé sa Joséphine, leur a raconté.

– Les barricades tombent, les unes après les autres. C’est un torrent de sang dans les rues. Ils fusillent tout ce qui bouge. Faut partir, Joséphine, faut fuir. Et vite !

Comme à son accoutumée, Joséphine n’a pas répondu avec des mots, mais, se tordant les mains, a ouvert des yeux effrayés.

– Les P-P-Prussiens...

– Non, t’as raison, ils laissent passer personne. Paraît qu’y zont même relâché leurs prisonniers pour qu’y retournent dans l’armée de Thiers. 

– A-A-Alors ?

– Je vais nous cacher. Tu m’ fais confiance, ma Joséphine ? J’ai travaillé dans la grande brasserie...

C’est à ce moment-là qu’il s’est interrompu, qu’il a blêmi, et que son amoureuse a découvert qu’il était blessé. Elle a appelé Rose à la rescousse et, de fil en aiguille, les autres ont quitté leur poste pour prêter main-forte. C’est ainsi, que mi-portant, mi-soutenant, elles ont suivi les indications du blessé, malgré l’amertume de cette reconnaissance implicite d’une défaite.

Raser les murs dans l’obscurité des rues désertes, pleines de l’écho des coups de feu et du canon au loin. Les cris, dans des maisons aux fenêtres éclatées, aux portes arrachées, sans savoir si c’est un blessé, si quelqu’un a besoin d’aide, les oreilles envahies par le bruit du souffle qui se bouscule.

Hyppolite leur a trouvé l’entrée, derrière une porte cochère qu’il a repoussée derrière elles. Se tenant toujours le côté, il a trouvé, au fond de la cour, la petite porte donnant sur l’escalier de bois qui descend, descend dans l’obscurité. Là, on pompe l’eau qui, filtrée par des centaines de mètres de sable, donne la meilleure bière de Paris.

Assez rapidement, Hyppolite a demandé à souffler, puis il s’est repris, mais il a trébuché et serait tombé sans l’aide de Joséphine. Puis des cris ont jailli derrière eux alors qu’ils se reposaient au pied de l’escalier.

– Prenez du bois là, cette échelle déglinguée. Et puis cette brouette. Mettez tout dessus. Faut qu’on aille plus loin, peut-être qu’on nous a vus ?

Bientôt, ça a été Hyppolite qu’elles ont posé le plus confortablement possible dans la brouette, les femmes se chargeant les bras du bois de récupération. Avec des débris de tablier taché de pétrole, Henriette a confectionné une torche à la hâte. Un briquet à pierre dans la poche du garde national a permis de l’allumer. Et puis, intimant le silence à toutes, elle s’est portée en tête de leur petite troupe. Elle a réfléchi, et Hyppolite étant maintenant inconscient, elle a pris sur elle de tourner à droite à chaque intersection. Avançant la peur au ventre, la torche baissant...puis s’arrêtant au bout d’un temps impossible à évaluer.

Derrière elles, l’écho des cris brutaux des versaillais. Devant, leurs pas, le silence et l’obscurité. À présent, incapables d’avancer plus, elles écoutent le souffle d’Hyppolite se ralentir, devenir de plus en plus irrégulier puis s’arrêter, et les sanglots de Joséphine.

***

Après les combats, les versaillais ont fouillé tout Paris à la recherche des fédérés. Ils sont descendus jusque dans les galeries des carrières de gypse. Leurs ordres étaient clairs de poursuivre les vaincus d’une aveugle vindicte, y compris dans les tripes d’une ville à feu et à sang, s’il le fallait.  Ils n’ont trouvé personne. Certains y étaient pourtant entrés, on n’en a plus jamais rien su.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021